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mille choses indicibles et insaisissables, qui sont dans la lumière et dans l’air.

Le jour, les flâneries douces à l’ombre, ou bien les courses comme autrefois, sur des chevaux de spahis, avec l’ami Si-Mohammed. Et la nuit, en haut, dans la ville mauresque, mystérieuse et blanche sous la lune, les petites flûtes arabes gémissant pendant des heures leur tristesse stridente sur les mêmes notes éternelles, avec un grand bruit de tambours, — la seule musique qui me charme encore, à présent que je me suis lassé des harmonies raffinées...


Pais nous traversâmes encore des eaux tranquilles et bleues jusqu’à Port-Saïd, — grand pêle-mêle de toutes les nations d’Europe, avec un fond d’Egypte et des infinis de sable.

Très vite passa l’isthme de Suez, les sables étincelans des pays de Moïse, les mirages, les caravanes sur les berges, — et nous descendîmes la Mer-Rouge.

Et la chaleur augmentait, et le bleu du ciel se ternissait de sable, et on ne respirait plus. C’était en juillet; une grande brise de fournaise nous poussait de l’arrière. La nuit, les étoiles changeaient, la Croix du Sud montait lentement dans notre ciel ; et je la saluais avec une émotion de lointain souvenir.

Enfin nous entrâmes dans l’Océan-Indien, par brise égale, temps tiède et pur. Le calme se faisait en nous-mêmes sur les déchiremens du départ, — et l’effroyable distance augmentait toujours...

...L’île étonnante de Ceylan, entrevue par grand vent, sous un ciel noir... La terre y était jonchée des feuilles et des fleurs tombées de la voûte immense des arbres ; la terre y était mouillée par des pluies de déluge; les nuits y étaient chaudes et sombres, et la senteur irritante du musc emplissait Pair. — Un trouble sensuel et lourd, jeté le soir par des yeux indiens, par des femmes aux bras de bronze cerclés d’argent, qui marchaient avec des tranquillités de déesses, vêtues de draperies roses...

Après, revint encore la vie saine et reposante de la mer, le grand apaisement du large qui efface tout ; nous faisions route sous voiles vers Malacca, et c’était chaque jour le même ciel admirablement pur, le même enchantement de lumière.


Une nuit, à une heure du matin, au milieu de ce golfe du Bengale, les timoniers avaient la consigne de me réveiller, bien que je ne fusse pas de quart : nous passions sur le point calculé où, vingt ans auparavant, on avait immergé mon frère. Et je me levai, pour aller regarder tout autour de moi les transparences bleuâtres de la mer et de la nuit.