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vers si doux est à demi flottant. Que nous importe ? Une mauvaise honte nous empêcherait-elle d’avouer que, dans la poésie comme dans la musique, le charme, souvent, est en raison inverse de la précision ? Tennyson, ainsi que Mendelssohn, a ses « romances sans paroles, » où les mots ne sont pas des signes intellectuels, mais des notes de musique. C’est avec ces modulations, délicieuses et vagues, que trois ou quatre générations de jeunes gens et de jeunes filles ont déjà bercé leur rêverie.

Si nous admirons le grand artiste, nous réservons le meilleur de notre sympathie au penseur sincère. La sincérité littéraire ! qui s’en soucie aujourd’hui ? En critique, pour servir sa coterie ou desservir son voisin, on demeure toujours en-deçà ou au-delà ; dans le roman, on se gonfle, on se surmène pour singer la passion ; dans l’histoire, on raconte le passé en songeant au présent, souvent au lendemain. Nous ne parlons pas de l’éloquence politique : elle vit de mensonge. Recherche forcenée du neuf, besoin de réclame, esprit de système, esprit de parti, servilité scolastique ou peur de la canaille : nous ne nous chargeons pas de dire laquelle de ces causes a le plus contribué à préparer le règne du mensonge, mais nous constatons que, depuis Diderot, presque tous nos grands écrivains ont été en même temps de grands menteurs. Dire ce qu’on a senti tout seul, ce qu’on a pensé soi-même, et rien de plus : l’auteur qui prendrait au sérieux cette règle si vulgaire ferait une révolution dans la littérature comme Descartes en a fait une dans la philosophie. C’est pourquoi nous aimons la sincérité de lord Tennyson. C’est elle qui fait la valeur morale de son œuvre, l’identité de son talent au milieu de transformations multiples ; c’est par elle qu’après beaucoup d’imitations et d’essais, il a conquis son originalité.

Maintenant que l’étude des littératures a pris rang dans notre enseignement public, nous aimerions à entendre un professeur, du haut d’une chaire de Sorbonne, éclairant de son commentaire l’œuvre si variée du poète anglais et s’arrêtant aux points culminans qui la dominent. Par une analyse patiente, il dégagerait de ses nuages mystiques la chevaleresque figure du prince idéal, véritable « missionnaire de l’infini, » qui apparaît, l’épée dans une main et l’évangile dans l’autre, et qui sauvera peut-être les sociétés modernes par le dévoûment et par l’exemple. Puis, méditant avec Tennyson devant la tombe solitaire de son ami, il montrerait le poète cherchant la vie dans la mort et la vérité dans l’amour. Des lueurs en jailliraient qui illumineraient, dans les ténèbres où elle se débat, une jeunesse stérile, dévorée par le pessimisme, et lui donneraient peut-être, avec le courage de vivre, la force de créer.


AUGUSTIN FILON.