Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 71.djvu/106

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

au talent ce qui a été dit de l’homme. Certes, il a les dons et les défauts de sa race. Il est Anglais lorsqu’il aime les champs et la mer ; il est Anglais par le mépris du Celte, par la haine de Rome, Anglais par le patriotisme et l’orgueil. Mais il ne sera jamais, croyons-nous, considéré par les futurs historiens de la littérature comme un représentant du génie saxon au même titre que Shakspeare ou Dickens. Le goût, chez ses compatriotes, n’est qu’un dégoût. Nous ne faisons pas fi de cette disposition morale ; l’aversion de ce qui est malpropre et malsain est toujours une sauvegarde et souvent une inspiration. Mais il faut reconnaître quelque chose de plus chez lord Tennyson : le choix des élémens, l’art de composer, la science des proportions et, par-dessus tout, le sentiment exquis de la forme et du son. Une retouche est un effort artistique ; une rature, — n’en déplaise à ceux qui se vantent de se répandre sur le papier comme un torrent, — est un symptôme d’intelligence. Que de ratures et de retouches dans Tennyson ! Nous pourrions le faire voir, par exemple, refaisant trois fois, dans trois éditions consécutives, tel passage de la Princesse où il s’agit simplement de nous montrer quelques hommes qui se laissent glisser du haut d’un rempart comme des araignées suspendues au bout de leur fil. Ce scrupule honore l’écrivain. La fonte se coule d’un jet et n’a point de valeur ; il faut mille coups de marteau pour donner à l’objet forgé sa forme et son prix.

Quant à l’harmonie des mots, Tennyson la possède, non en parnassien, non en virtuose de la césure et de la rime, mais d’instinct, de génie. Il imite tout avec son vers : le hennissement et le galop du cheval, la détente sèche des cordes de la guitare, l’éclat déchirant du clairon, la vibration, joyeuse ou traînante, des cloches, l’écho qui se perd en diminuant, le grincement de la lame qui s’abat sur la grève en mâchant les galets, tous les bruits de la nature vivante, depuis le grondement du tonnerre jusqu’au susurrement de la cigale. Dans ses jeux, il ploie à son usage l’allitération des vieux Saxons en même temps qu’il emprunte à la prosodie des Grecs ses flexions savantes. Tantôt il donne de la richesse et de l’ampleur à son chant par des mots composés qu’il assemble ou disjoint à volonté ; tantôt il forme des gammes veloutées de monosyllabes, merveilleusement ajustés. Nos professeurs recommandaient à notre admiration le vers fameux :

Le jour n’est pas plus pur que le fond de mon cœur.

Qu’auraient-ils dit si on leur avait appris qu’une des stances les plus mélodieuses d’In Memoriam ne compte, en huit vers, que deux mots dissyllabes et cinquante-huit mots d’une seule syllabe sans que l’oreille cesse d’être caressée ? Quelquefois le sens de ces