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lutte des Saxons contre les Normands, renferme des élémens d’émotion. La partie romanesque, empruntée à un mauvais roman de lord Lytton, le double amour d’Édith et d’Aldwyth pour Harold, demeure absolument insipide. Dans Becket, le drame est doublement manqué. Nous ne nous intéressons ni à la rivalité d’Éléonore de Guienne et de Rosemonde, ni à celle du roi et de l’archevêque. Éléonore et Rosemonde sont deux portraits en contraste plutôt que deux caractères aux prises. Dans la querelle de Henry avec son ancien favori, lord Tennyson n’a pas voulu prendre parti, il n’a pas su être injuste et passionné. Le roi empiète sur le spirituel, l’évêque empiète sur le temporel ; le roi croit défendre son droit, l’évêque croit faire son devoir. Cette impartialité nous charme dans M. Freeman, historien de la conquête normande ; mais c’est le dernier mérite que nous voudrions louer chez Tennyson, auteur dramatique. Donnez ce sujet à Shakspeare : quel Henry et quel Becket nous aurions eu ! Le roi devenait un tyran ou un héros ; l’archevêque, le plus glorieux des martyrs ou le plus vil des charlatans, suivant que le préjugé protestant ou le préjugé saxon enflammait l’âme du poète. Au lieu de faire naître Thomas de parens normands, prosaïquement établis dans une boutique de Londres, il acceptait avec enthousiasme la légende qui lui donne pour père un chevalier anglais, pour mère une princesse orientale, et il en faisait l’indomptable champion de la race vaincue. Puis, de ses puissantes mains, l’ignorant de génie bâtissait son drame robuste sur une monstruosité historique.

On trouve encore dans Harold des scènes touchantes, de poétiques tableaux : plus rien de tel dans Becket. Vous êtes entré, ô poète, dans l’âge auguste de la sérénité et du repos. Comme le disait à Bavard Taylor un de vos compatriotes, vous êtes vraiment le plus sage des hommes, the wisest of men. Votre calme raison, mûrie par l’âge, éclairée par l’histoire, juge ces époques lointaines que, jeune, vous évoquiez par l’imagination. Mais, — laissez-nous le dire avec une respectueuse tristesse, — dans votre jardin, glacé par l’hiver, il y a des fleurs qui ne fleuriront plus !


VI

Nathaniel Hawthorne, rencontrant Tennyson, en 1857, dans les salles de l’exposition de Manchester, essayait en vain de définir son impression. « Tout ce que je puis vous dire, écrivait-il à un ami, c’est qu’il n’a pas l’air anglais et qu’il n’a pas davantage l’air américain. » Ce mot nous a frappé et nous revient en mémoire au moment où nous voudrions caractériser en quelques traits la physiomomie littéraire de lord Tennyson. Nous sommes tenté d’appliquer