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jeune, de hardi et d’heureux éclate, malgré elle et fait sentir qu’elle régnera. Sa sœur offre avec elle un contraste complet : infortunée créature dans le sein de laquelle se continue la lutte de Henry VIII et de Catherine d’Aragon, de l’orgueil anglais et du mysticisme espagnol. Chaque jour, le divorce recommence entre deux natures ennemies, et ce cœur, qui en est le théâtre, est déchiré. S’agit-il de faire tête à l’émeute qui gronde autour de son palais, elle se montre sur une galerie extérieure où les projectiles peuvent l’atteindre : — « Je suis la fille de Harry, je suis une Tudor : je n’ai pas peur. Les gardes sont repoussés, acculés dans les coins comme des lapins dans leurs trous. Beaux soldats, vraiment ! Honte sur eux ! .. » — La reconnaîtriez-vous lorsqu’elle s’abaisse avec délices, lorsqu’elle s’enivre d’humilité devant cet adolescent sinistre qu’elle appelle « son maître et son roi ? »

On suit avec une émotion croissante ce struggle for love, cette fureur d’être aimée, ce désespoir de ne l’être pas. Marie a son heure de triomphe lorsqu’elle se croit mère. Comme Philippe va l’aimer ! Plus de ces froides manières qui la paralysent, la rendent honteuse ! Elle ne se réjouit pas, elle chante, elle prophétise comme ferait la mère de Samuel ou de Gédéon. Ce fils qui a remué vaguement dans ses entrailles, c’est celui qui la vengera de tous ses ennemis ; c’est son étoile qui se lève, et, devant cette étoile, les ombres de Luther et de Zuingli s’évanouissent dans l’enfer. C’est le grand défenseur de la foi, le futur maître du monde, « c’est le roi qui est là ! » — Elle se précipite vers Philippe qui entre avec le duc d’Albe : « Philippe ! bonne nouvelle ! Une nouvelle qui nous rendra heureux, nous et tous nos royaumes ! » Et Philippe, sans l’entendre, se tourne vers son lieutenant.

À ces explosions amoureuses le jeune homme n’oppose qu’une politesse respectueuse et glacée… La politesse ! le respect ! Quels outrages pour une femme qui aime ! La galanterie compassée de Philippe sert de masque à ses répugnances physiques ; c’est le rempart dont il se couvre pour se défendre contre des approches qui le dégoûtent : — « As-tu remarqué, Feria, dit-il à son confident, — viens plus près de mon oreille, — as-tu remarqué que la reine, notre épouse, paraît deux fois plus âgée depuis qu’elle a perdu l’espoir de nous donner un fils ? — Sire, répond Feria, si Votre Majesté l’a remarqué, je l’ai remarqué aussi. — Et n’as-tu pas remarqué pareillement Elisabeth ? Combien elle est belle et royale ? Une véritable reine ! — Sire, répond encore Feria, que. Votre Majesté me permette d’employer le même langage : si vous l’avez remarquée, je l’ai remarquée aussi… » Parallèle d’autant plus significatif qu’un instant