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tout à coup : douleur profonde d’Annie. C’est ici que reparait Philippe. « Laissez-moi, dit-il, mettre les enfans à l’école et payer leur livres ; Enoch me rendra l’argent quand il reviendra. » Voilà comment Annie devient l’obligée de celui qu’elle a tant fait souffrir. Les enfans vont à l’école, et, en grandissant, prennent l’habitude d’appeler Philippe papa. Il y a dix ans qu’Enoch a quitté les siens, et jamais il n’a donné de ses nouvelles. C’est le printemps ; on entend les enfans courir et s’appeler dans le bois de noisetiers, avec de grands cris et des craquemens de branches cassées. Au sommet de la colline, Annie est assise avec Philippe comme autrefois avec Enoch, et, comme Enoch, Philippe parle, il se déclare. Il est si bon, Philippe, si patient, si dévoué ! Comment répondre par un refus cruel à son humble prière ? Dans un an ; oui, dans un an, s’il n’est pas revenu, elle sera la femme de Philippe… Les douze mois sont écoulés ; les arbres ont de nouvelles feuilles, et les enfans jouent dans le bois. Quoi ! déjà ? Annie frissonne, implore un nouveau délai. Encore un mois ! Avec un soupir, Philippe accorde le délai ; et voici que le mois suprême touche à sa fin. Annie ouvre au hasard la bible pour y trouver un conseil ; son doigt s’arrête sur ces mots : sous un palmier… Hélas ! l’oracle n’a point de sens. Mais, la nuit suivante, elle voit en rêve Enoch assis sous un palmier ; une sérénité solennelle rayonne sur ses traits. Plus de doute : il est parmi les élus, jouissant de la paix et revêtu de gloire. La main de la veuve tombe dans la main de son bienfaiteur. Pourtant, la pauvre âme est encore en proie à d’indicibles angoisses. Ouvre-t-elle une porte, sa main tremble à toucher le loquet, comme si derrière cette porte elle allait voir surgir l’homme qu’elle a aimé. Mais il lui naît un enfant, qui, en venant au monde, chasse toutes ces terreurs.

Cependant, qu’est devenu Enoch ? Le vaisseau qui le portait, la Bonne-Fortune, a péri. Avec un autre matelot et un mousse, Enoch a été jeté sur un îlot inconnu des mers australes. L’un après l’autre, il voit mourir ses deux compagnons et reste seul au milieu de cette nature tropicale dont la splendeur l’accable, dont la fécondité semble une ironie. Un jour, assis sous un palmier, il entend dans le lointain les cloches de sa paroisse qui sonnent pour un mariage. Après bien des années, un navire le recueille et le ramène en Angleterre. Il arrive dans son village ; nul ne connaît ce vieillard aux cheveux gris, à la peau noircie par le soleil austral, à la taille prématurément courbée, et qui « parait avoir un pied de moins que l’Enoch d’autrefois. » Sa maison est déserte et close ; un écriteau indique qu’elle est à vendre. Bientôt il sait tout.

La nuit est venue ; Enoch se glisse dans le jardin du moulin. Caché derrière un grand arbre, ses yeux s’attachent à la vitre du