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seraient criminels de lèse-majesté envers la maladie et la mort, complices d’un quasi-meurtre et faussaires, et le tout avec cette aggravation qu’ils sont récompensés pour ces méfaits ; voilà, au plus juste, ce qu’ils seraient, s’il fallait les regarder comme des êtres de chair et d’os, créés par l’observation du poète. Mais il est équitable de les considérer comme des personnages fabriqués par sa fantaisie, ou, pour les désigner d’un mot, des fantoches, et d’opposer en leur nom cette qualité aux revendications de la morale si elle faisait mine de s’avancer contre eux. Oui, de bonne foi, ce ne sont que des fantoches ; l’auteur les tient par des fils, et l’on peut apprécier l’aisance et la promptitude de son doigté : il fait courir l’un après l’autre ces pantins articulés à merveille, il les croise, il les entre-choque, sans les embrouiller ; il les fait grimacer du nez et du menton, des bras et des jambes, comme pour leur plaisir et de sorte que le nôtre s’éveille : au fond, c’est pour le sien.

Leur agitation, en effet, n’est que l’exercice de sa gaîté ; c’est sa belle humeur qu’il leur prête ; c’est pour son compte qu’ils font leurs farces et qu’ils se jouent mutuellement des tours. Rapts, détournemens de fonds, substitutions de personnes, suppositions de testament, parodie de l’agonie, tout cela n’est que facéties de M. Regnard : quand Polichinelle scie avec son bâton le cou du commissaire, ce n’est pas une excitation au meurtre, mais un geste qui fait rire. Ici, l’homme qui tire la ficelle rit le premier, comme s’il devait rire tout seul ; n’est-ce pas, au demeurant, une bonne manière de faire rire les autres ? Et plus il rit, plus il veut rire ; il s’ingénie ou plutôt il s’inspire, il s’exalte. Écoutez Crispin qui délire et conçoit l’idée de se déguiser en Géronte :


Laisse-moi donc rêver… Oui-da… Non… Si, pourtant…
Pourquoi non ?.. On pourrait… J’accouche d’un dessein
Qui passera l’effort de tout esprit humain.
Toi, qui parais dans tout si légère et si vive,
Exerce à ce sujet ton imaginative…
Paix !.. Silence !.. Il me vient un surcroît de pensée…
… Ne troublez pas l’enthousiasme où je suis !


Cette imaginative de Crispin, plus légère et plus vive que celle de Lisette, élancée au-dessus de la raison et enthousiaste d’elle-même, c’est proprement celle de Regnard ; et sa qualité principale ou même sa vertu, — car elle tient là de quoi rendre anodins les poisons auxquels elle touche, — c’est proprement la gaîté. Elle ne pense pas à mal, non plus qu’à bien ; elle pense à se divertir ; et, pour cet effet, elle ne s’adresse ni à la réflexion ni à aucune autre faculté qu’elle-même, en qui elle sait trouver assez de ressources ; elle se distribue en divers