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il le remplit, il s’y gaudit, il s’y trémousse avec l’importance, avec la vivacité qu’il faut ; à mesure qu’il avance, il s’ébroue plus gaillardement et plus magistralement ; il s’émoustille, il se grise et, dans son ivresse, il se gouverne toujours ; il vibre, il étincelle, il étourdit, il éblouit, et c’est le spectateur, à suivre ce manège, qui perd bientôt la raison. Est-ce un comédien, est-ce le démon de la comédie qui se démène ? Il saute de pied ferme sur une table, il y saute avec lyrisme : Aristophane l’applaudirait ; acclamons-le, Athéniens de Paris ! On l’acclame, en effet, et la variété de ses intonations, aussi merveilleuse que celle de ses gestes, éveille en guise d’écho le tutti le plus enthousiaste qu’oreilles d’acteur aient jamais souhaité. On admet dans ce triomphe M. Clerh, sous-officier de l’art dramatique, libéré de l’Odéon pour se rengager ici, et qui représente Géronte avec assez de décence, de bonhomie et de finesse ; on y fait une part à Mme Jeanne Samary, saine et verdissante Lisette, moins plantureuse, paraît-il, et moins splendide que n’était naguère dans ce rôle Mme Augustine Brohan, mais joviale encore et réjouissante, par sa frimousse et par sa voix. Enfin c’est à Regnard surtout que cette victoire profite : Regnard est à la mode. Volontiers les hommes porteraient des cannes, et les femmes des chapeaux à la Légataire, au moins dans un certain monde qui tient la place un peu élargie des ci-devant « honnêtes gens. » On se sait bon gré de s’amuser ainsi à du classique, et, s’il vous plaît, à un classique plus rare que le Molière ; on s’en félicite comme de goûter un vieux vin qui ne se peut boire que par privilège, qu’on regrettait alors qu’il était oublié du voisin, et qu’on a le mérite de reconnaître aussitôt qu’il est sorti de derrière les fagots. On est content de soi, et ce contentement tourne à l’avantage de l’auteur. Aussi bien, des lettrés congratulent le public sur sa joie et lui en donnent à lui-même les plus belles raisons. M. Sarcey témoigne que Regnard est un Gaulois de bon cru, et M. Weiss qu’il est la fine fleur des Français. Le premier, s’il rencontre des jeunes gens qui font difficulté de se mêler à ces réjouissances, les admoneste paternellement et les plaint ; le second tenait en réserve, depuis certain feu d’artifice qu’il lira naguère en l’honneur de Regnard[1], quelques-unes de ses plus scintillantes et coquettes fusées : il les allume, elles filent dans l’air, et tout ce qui aime la légèreté, la finesse, la clarté en frémit d’aise.

Dans ce remuement général, on s’avise que l’Odéon, lui aussi, a eu sa petite fête, qui a précédé la grande : il a représenté, en décembre, les Ménechmes. M. Amaury figurait le chevalier, et M. Paul Rameau le provincial : de quelque manière qu’ils s’y soient pris, ils ont permis aux gens du quartier, assemblés le lundi soir et dans l’après-midi du dimanche, de se faire des pintes de bon sang. Que sera-ce, l’an prochain,

  1. J.-J. Weiss, Essais sur l’histoire de la littérature française ; Michel Lévy. Paris, 1865.