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plus respectueux que celui de mort) et, tant qu’un homme n’est pas défunt, n’est-ce pas?.. » Ils ne voulaient y croire; cela n’entrait pas dans leur tête, à eux non plus, que l’amiral dût ainsi disparaître.

Vers onze heures, le maître d’équipage s’approcha pour faire les cent pas avec nous; cette nuit-là, les distances habituelles paraissaient s’être effacées devant l’attente commune de ce deuil, et tout le monde causait, ensemble, indistinctement. Lui, ce brave maître, éprouvait le besoin de se remémorer et de redire la grande gloire de Fou-Tchéou ; après les détails mille fois racontés, il trouvait, pour l’effrayante hécatombe finale, cette image: «... Et alors on a vu la mer se couvrir tout d’un coup d’un millier de choses qui flottaient dessus, — comme si on aurait vidé sur l’eau un sac de plumes ; — SEULEMENT C’ETAIENT DES CADAVRES... »


Quand notre quart fut fini, aucune communication nouvelle n’étant venue du Bayard, on avait presque repris espoir en voyant que c’était si long.

Mais quelques minutes après minuit, étant déjà redescendu dans ma chambre, j’entendis le bruit d’un canot à vapeur qui s’approchait de nous et je compris ce qu’il venait nous dire.

Je me penchai à mon sabord pour écouter l’accostage. Une voix, celle du matelot de faction, demanda tout de suite : « Hé bien?.. » Du canot une autre voix répondit: «Il est décédé… » Je m’endormis sur ces mots, et, en rêve, je revis l’amiral, mêlé à des combats et à des funérailles étranges.


On nous raconta le lendemain de quelle manière silencieuse et presque douce la mort était venue le prendre, comme un sommeil. Depuis six heures du soir, il n’avait eu ni un mouvement ni une plainte. Tous les moyens ayant été épuisés pour ramener un peu de chaleur à ses membres, qui se refroidissaient, on avait fini par le laisser en repos. Les officiers du Bayard étaient là groupés, presque aussi immobiles que lui dans leur stupeur; deux matelots agitaient des éventails au-dessus de sa tête.

Un peu avant dix heures, ne l’entendant plus respirer, on avait placé devant sa bouche son lorgnon, qui était resté suspendu à son cou; ensuite, un miroir, — aucune buée sur le verre, plus trace d’aucun souille.; alors le médecin en chef avait dit à voix basse: « Messieurs, l’amiral est mort. » Dans ce premier moment, personne n’avait bougé, ni pleuré; des minutes de silence s’étaient encore écoulées avant qu’on entendît un sanglot sortir d’une poitrine.