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cwités, et que, foreé de défendre son principe, il doit accepter trop souvent des auxiliaires suspects. Il est commode de discuter sur l’art du navigateur quand on se tient paisiblement sur le rivage; mais les plus beaux morceaux d’éloquence ne valent pas, en pareille matière, l’expérience du dernier matelot qui a mis la main à la barre.

Demandons-nous plutôt si le suffrage universel est capable de faire son éducation et de régler lui-même ses destinées. Comment voulez-vous, dit un honorable en veine d’expansion, que cette foule, dont nous dépendons, fasse des progrès politiques ? En supposant, parle plus grand hasard, une génération éclairée, elle sera rempLicée demain par une génération ignorante et il faudra tout recommencer. On a calculé que, chaque année, 300.000 citoyens par nn atteignaient leur majorité. C’est 300,000 têtes folles dans lesquelles on devrait mettre du plomb. Du ne législature à l’autre, un dixième des électeurs a changé ; et comme cette dixième partie renferme les plus ardens, on est nécessairement submergé. — Non, assurément, s’il lai lait attendre, pour gouverner, que chaque petit Français eut pris ses degrés de civisme, on n’en sortirait jamais et tous les manuels n’y suffiraient pas. Rêver un état social dans lequel tous les citoyens auront des lumières égales sur la marche des all’aires publiques, c’est vouloir qu’un cordonnier fasse des livres, ou qu’un maçon, tout en mai-iant la truelle, pioche l’économie politique. Autant dire qu’il n’y aura point d’armée, si chaque conscrit, en entrant ati service, n’a en lui l’étoffe d’un général ou tout au moins d’un sous-lieutenant. Ce qu’il faut à la démocratie, comme à l’armée, ce sont des cadi-es solides. La véritable éducation du sulfrage universel consiste à créer des traditions dn gouvernement, à canaliser l’énergie des nouveau-venus à l’aide de bonnes institutions et surtout à former une élite capable de les diriger.

Est-ce impossible? Les anciens cadres sont brisés, mais d’autres se reconstituent sous nos yeux. Un instinct tenace enseigne aux hommes à se grouper autour du plus fort ou du plus intelligent. La démocratie la plus jalouse ne peut se soustraire à cette loi. Elle se tromj)e souvent dans ses choix, parce qu’elle manque de lumières. Mais jusque dans ses erreurs, elle manifeste le besoin de suivre des chefs : et presque toujours, elle les choisit de préférence parmi ceux qui ontun vernis d’instruction. On dit qu’elle a horreur des supériorités. Mais n’est-ce pas que ces supériorités s’éloignent d’elle? Dans notre pays, les carrières administratives, les travaux spéculatifs, les arts, les lettres, les sciences, ou simplement les loisirs d’une vie élégante, écartent du forum la fraction la plus intelligente de la classe élevée. Naturellement, le suffrage prend ce qui reste,