Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 70.djvu/917

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
909
UN DÉPARTEMENT FRANÇAIS.

santes de la chrétienté. Cette famille ramassa la couronne de Charlemagne comme un titre déprécié dont on pourrait un jour tirer parti, et elle s’occupa d’arrondir peu à peu son domaine. Les provinces sont venues s’agglomérer autour de ce noyau central ; elles ont été rattachées une à une à la royauté par les liens les plus étroits, sans vassaux intermédiaires. Les matériaux d’un grand état ne furent d’abord que les biens particuliers de la couronne. Point de contrat, point de grande charte, point de conditions posées à un chef par des sujets : partout des serviteurs et un maître. Nos ancêtres sont entrés corps et âme dans le domaine royal comme des dépendances de la propriété, entre le cheptel et les immeubles par destination, sans rien réserver de leur indépendance, trop heureux de vaquer à leurs petites affaires, tandis qu’un pouvoir fort s’occupait des intérêts publics. Quand il y avait péril national ou espoir de butin, on s’éveillait pour voter des subsides ou pour monter en selle. Le reste du temps, chacun restait parqué dans l’intérêt le plus étroit. C’est la clé de notre histoire : des classes dépourvues d’esprit politique, des villes indifférentes au sort des campagnes, une noblesse belliqueuse, mais promptement déshabituée du gouvernement, une bourgeoisie associée à la conduite des grandes affaires, mais sans responsabilité. En France, le fonctionnaire a devancé le citoyen. Il s’est absorbé, non sans grandeur, dans la personne royale, enchérissant sur l’ambition du maître. Mais, après avoir goûté le grand jeu de la politique, fût-ce en subalterne, après avoir pesé les destinées des états et ressenti, sous le couvert des fleurs de lis, toutes les satisfactions du pouvoir, comment ce bourgeois aurait-il pu s’intéresser aux petites affaires locales et aux agitations de la liberté ? Une fois gagné à la démocratie, ne devait-il pas apporter dans ses convictions nouvelles le même esprit tranchant et la même rigueur de légiste ?

À la lueur du passé, la physionomie de la France s’éclaire. Nous comprenons que cette société, si éprise de distinctions, si variée dans ses nuances, demeure irrésolue en politique et tiraillée en sens contraire par des partis violens. Façonnée de longue main à l’obéissance, amoureuse de l’ordre, légèrement railleuse lorsqu’elle ne cède pas aux grandes impulsions patriotiques, elle veut être administrée plutôt que gouvernée. Quant aux hommes de parti, tous plus ou moins bourgeois, peu enclins aux transactions, ils forment une clientèle toujours prête pour des gouvernemens toujours absolus. Non moins ardens que les anciens conseillers de la couronne, ils conçoivent presque tous, sous des noms différens, un état absorbant, un Apollon vainqueur, qui, de son char, foudroie les monstres, c’est-à-dire les partis contraires, et dont ils seront les