Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 70.djvu/908

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
900
REVUE DES DEUX MONDES.

cier en gros. Et puis on s’accoutume à la protection comme au cache-nez et à la flanelle. Quand elle vous manque, on attrape froid. Arrive 1830. Il est alors dans la force de l’âge. Si le vent de la liberté commerciale enflait ses voiles, il serait temps encore de prendre le large. Mais cette liberté-là ne figure pas dans la charte. D’ailleurs, tous les matins, le digne homme lit dans son journal le récit d’une émeute ou d’un attentat. Sur dix-huit années, il en passe quinze dans les transes. Il s’enhardit en voyant durer M. Guizot. Il se tâte, il va se lancer. Il monte une grande opération… pour 1848. Février lui apprend qu’il avait tort d’avoir confiance, et les journées de juin ne sont pas pour le rassurer. Il tremble pour son coffre-fort autant que pour son usine. Le second empire lui garantit au moins la possession du premier. Mais l’empire traîne avec lui des souvenirs suspects, un grand sabre, un plumet, toutes choses dont il a horreur pour les avoir trop aimées quand il était petit. Vers 1860, lorsqu’il croit toucher au port, déjà vieux, secoué par le flot, on lui déclare soudain qu’il est libre, qu’il n’a plus besoin de protection, qu’il doit compter sur ses seules ressources ; et sans consulter personne, le gouvernement lève toutes les digues, abaisse toutes les barrières. Il lui manquait encore d’être aux prises, quinze ans plus tard, avec les hésitations des assemblées. En vérité, ce n’est pas la timidité de notre commerce qui doit surprendre, c’est au contraire la vigueur d’un tempérament qui lui a permis de survivre à de tels cahots.

Les mêmes vicissitudes ont rendu toute la haute bourgeoisie timorée ou sceptique en matière politique. Avant de se renfermer dans un silence hostile, elle a partagé toutes les illusions de son temps. En feuilletant les archives de ces familles, on y trouve la trace de bien des variations. On les voit tour à tour séduites et dégoûtées par la révolution, dominées d’abord par le prestige impérial, puis effrayées de la soif des conquêtes, désapprouvant, sous la restauration, les vengeances et les capucinades, mais cherchant dans la royauté le point fixe d’Archimède ; attendant, pour se rallier franchement, qu’un régime ait fait preuve de durée, et sans cesse rejetées, par de nouvelles révolutions, dans les mêmes perplexités ; rarement fanatique, jugeant les gouvernemens successifs avec une amertume de plus en plus marquée à mesure qu’ils se montrent plus caducs, et se réfugiant enfin dans le giron de l’église, comme dans le seul édifice immuable au milieu de la mobilité du siècle. Nous avons tenu entre les mains une liasse de lettres, toutes jaunies par le temps, dans lesquelles un bourgeois avait consigné sans préméditation l’histoire de sa vie depuis 1805 jusqu’à 1852. Cette correspondance n’offrait par elle-même rien de saillant : l’écriture