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UN DÉPARTEMENT FRANÇAIS.

ques-unes ont déjà passé fleur, mais elles ont une gaîté tranquille, un ton à la fois réservé et caressant d’un charme extrême. C’est dans les yeux des femmes qu’on peut lire l’histoire de la maison. La paix du cœur, le bonheur intime, quelques pleurs versés sur les tristesses inévitables, tout y a laissé sa trace. La politesse un peu froide des hommes devient ici bonté communicative et s’épanouit en grâce pénétrante.

Cependant, le patriarche s’est animé en causant. Au dessert, il fait passer un certain rhum d’une couleur sombre, d’une chaleur et d’une force remarquable, qui a, dit-il, cent ans de date. Tout son passé lui apparaît dans la transparence de cette topaze brûlée, où dort depuis si longtemps un rayon du soleil des tropiques. Il raconte ses premières armes, ses traversées, et, comme s’il s’agissait d’hier, une spéculation que fit son père pendant le blocus continental. Il a connu les négocians d’autrefois et décrit leurs allures de grands seigneurs. Il fait revivre sous nos yeux des figures entrevues dans des miniatures pâlies, des têtes poudrées, des visages satisfaits et solennels sur de hautes cravates, des nègres à livrée rouge et or, des patrons de navire à mine de forbans, tour à tour commerçans, flibustiers et corsaires, — car à cette époque on naviguait le pistolet au poing, et le bateau marchand était armé pour la défense et pour la course. Toute l’audace de ces temps héroïques, toute l’ampleur d’un commerce aristocratique et en même temps le goût des produits chers et fins, la bonne foi des transactions, les relations lentes, mais solidement formées, voilà ce que l’esprit, doucement excité, croit apercevoir dans une goutte de vieux rhum.

Au fond, la carrière de cet industriel résume admirablement les oscillations par lesquelles a passé toute notre bourgeoisie locale ; elle explique ses incurables défiances. Il entre dans les affaires vers 1813. On trafique entre deux guerres, ou plutôt c’est une guerre perpétuelle. Il se tient coi : trop heureux de n’être pas endetté quand le système s’écroule, et de rester seulement aussi gueux que devant. Avec la restauration un peu de calme s’établit. On respire, et on engage timidement quelques opérations, non sans tourner un œil inquiet vers Sainte-Hélène, d’où le héros pourrait s’échapper. Au dehors, toutes les places sont prises. L’Inde est perdue depuis longtemps. Les trois quarts de nos colonies sont à l’eau. La porte des autres nations est à peine entre-bâillée. C’est alors que le gouvernement a l’ingénieuse idée de fermer tout à fait la nôtre par un entassement prodigieux de taxes, de surtaxes et de contretaxes. Aux coups de fusil succède une guerre de tarifs. Que fait cependant notre négociant ? Il fabrique un peu, il achète et revend : mais sans audace, car il n’a pas d’horizon. C’est un métier d’épi-