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UN DÉPARTEMENT FRANÇAIS.

On cueille sans effort, en fait de nouvelles et d’idées, le dessus du panier. La porte fermée, on ne se connaît plus, ou bien on échange un salut à distance. La maîtresse de la maison est d’ailleurs fort accommodante. Très souvent les habitués entr’ouvrent la porte, font un signe d’amitié à la bonne dame, et s’en vont sans plus de cérémonie. Ainsi les bourgeois de quelque valeur vont chercher presque dans la rue des distractions intellectuelles qu’ils ne trouvent pas à leur foyer.

C’est un spectacle curieux que de voir toute une partie de la nation, et la plus riche, sinon la plus éclairée, choisir ses opinions comme on choisit un chapeau, en consultant les modes. En ce moment par exemple, l’opinion républicaine est mal portée. On n’est admis dans certains salons qu’avec un air ancien régime. Quel régime? Peu importe. Le principal est de détester, et autant que possible, de tourner en ridicule la démocratie. Si on s’expliquait, ce serait la confusion des langues et la tour de Babel. Aussi on évite les explications. N’essayez pas, dans un tel milieu, de plaider les circonstances atténuantes en faveur de vos contemporains. On vous arrêterait par un sourire de pitié ou par des yeux levés au ciel. Il y a des questions qu’on n’aborde pas, des noms qu’on ne doit pas prononcer. Il faudrait ouvrir les fenêtres pour en dissiper l’odeur. Partez de ce principe que tout va nécessairement mal, que nous sommes en pleine décadence, à l’exception de quelques élus que le feu du ciel épargnera. Si les désastres ne sont point encore arrivés, ils arriveront demain. Si demain tout est tranquille, ce sont les faits qui ont tort. Les membres les plus intelligens du parti se contentent de poser comme axiome ce qu’il faudrait démontrer. Un jeune écrivain commence un livre par la phrase suivante : « On n’a jamais vu de nation subsister sous la forme républicaine... » Le reste découle naturellement. Telle est la tyrannie de la coterie, que les esprits les plus libres osent à peine s’y soustraire. La raison en est simple. Ils tiennent à leur monde encore plus qu’à leurs idées.

Toutes ces classifications, en apparence si absolues, ne sont pas fort anciennes. Nous les avons vues naître et se consolider d’année en année. Aujourd’hui les positions sont prises : mais en 1872, il n’y avait rien de fixe. Pendant que l’assemblée nationale se débattait dans les subtilités du pacte de Bordeaux, notre société provinciale, habituée à suivre une impulsion quelconque, ne savait où prendre son mot d’ordre. Il subsistait encore des traces de l’alliance contractée sous l’empire entre les partis vaincus. On voyait se succéder dans les mêmes salons un partisan des principes parlementaires, un royaliste fougueux, quelques vieux revenans de 1848 dont le lyrisme ne trouvait point d’écho, des adorateurs du sabre