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UN DÉPARTEMENT FRANÇAIS.

même pas l’existence ? Leurs devises, sans doute, ne nous plaisent guère. Leur panache rappelle un peu trop le casque de Mengin. Le mystère puéril dont s’enveloppent les loges maçonniques, les triangles entourés de lauriers, les bannières trop rouges, les prétentions des amis de la libre pensée, et même, pour tout dire, le fracas de cette ligue qui prétend nous donner des leçons de patriotisme, toute cette mise en scène froisse le bon goût. Mais à la réflexion, nous sommes plus équitables : nous sentons qu’il faut nous défaire de certains préjugés; que toute liberté, pour être féconde, doit être mélangée d’élémens impurs, et que toutes ces associations, parfois si enfantines, ont du moins sur nos conceptions abstraites un avantage énorme : celui d’exister.

La haute classe, au contraire , n’a qu’une préoccupation : c’est d’éviter le contact des gens mal élevés. Plus elle perd l’empire des faits, plus elle se montre exigeante dans le domaine des bienséances. Ici, 1789 est comme non avenu. La noblesse vit à part et ne voit guère la haute bourgeoisie. Les gros commerçans ne connaissent pas les petits. La magistrature forme à son tour une caste séparée dans le sein de la colonie. Les fonctionnaires arrivent, se déplacent, se visitent froidement et n’osent pas s’inviter, parce qu’il faudrait convier tous leurs confrères, beaucoup trop nombreux. Dans les garnisons, les armes savantes dédaignent la ligne et sont dédaignées de la cavalerie.

Naturellement, le préjugé des nobles est le plus tenace. Le personnel du quartier aristocratique est le même que celui des châteaux. Il vient ici afin de bouder publiquement. Un habitant nous raconte le fait suivant : « En 1871, dans le désarroi qui suivit l’armistice, les hasards de la route me rapprochèrent d’un hobereau fort entêté de sa qualité. Jamais je n’eus un meilleur compagnon, d’une humeur plus ouverte et plus familière. A nous entendre, on eût dit deux vieux amis dénués d’esprit de parti et cherchant la vérité avec une franchise ingénue. Déjà nous apercevions les toits de la ville. Lorsque les tours de la cathédrale parurent à nos yeux, les manières de mon compagnon devinrent plus réservées. La conversation tomba. En ville, il paraissait avoir oublié ma présence et s’arrêtait à chaque pas pour parler à des gens qui me toisaient de la tête aux pieds. Je m’esquivai discrètement et, depuis cette époque, je ne l’ai point revu. Ce bon vivant, en remettant le pied dans nos murs, était retombé sous le joug de l’opinion. »

Le haut commerce a presque autant de morgue. Il ne voit ni les professeurs, parce qu’ils sont trop pauvres, ni les fonctionnaires, parce qu’ils entretiennent des relations coupables avec le gouvernement. En revanche, on s’accable de dîners. À mesure que les vraies