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tisser la pierre. Une maison, découpée en tranches par la voie ferrée, cache ses plaies sous l’enduit banal des annonces. Puis c’est un coin de quartier pauvre, avec des loques sordides pendues aux fenêtres, des intérieurs mal réveillés, des ménagères à peine vêtues, les grimaces des bambins, les pots de géranium sur des murs malades. Un nouveau tunnel, des magasins, des entre-croisemens de rails, des changemens d’aiguille, des soubresauts, des sifflets prolongés et plaintifs, des locomotives qui errent à la recherche de leurs wagons, des wagons veufs de locomotives, la lourde vibration des plaques sous le passage du train, la carcasse enfumée d’une gare, la cohue, l’effarement, enfin, cette crise d’épilepsie qui s’empare des choses et des gens aux approches d’une grande ville, tout annonce la civilisation. Nous sommes au chef-lieu du département.

Jadis, quand on arrivait en diligence, les transitions étaient mieux ménagées. Les faubourgs se présentaient avec ordre, faisant face à la route, et ne montraient point aux passans le triste envers de leur toilette. Le coche, cahoté sur des pavés pointus, s’arrêtait à tous les cabarets, répondait aux questions des habitans, et le voyageur patient, doucement égayé par les plaisanteries des postillons, avait le temps de savourer les détails de la vie locale. Aujourd’hui, en sortant de la gare, il aborde gauchement et géométriquement la ville ; ou plutôt il la cherche vainement des yeux : tours, clochers, monumens, tout a disparu. Il n’a devant lui que des avenues désertes et poudreuses, et un square vide. Les omnibus d’hôtels, rangés en ligne, l’attirent dans leur étreinte perfide. Ce sont autant de sphinx qu’il interroge avec anxiété. S’il se laisse tenter par les enseignes d’Europe ou d’Univers, quels oripeaux fanés, quels trésors de poussière accumulés, quels rideaux aux plis insondables, que de soin pour empêcher l’air de se renouveler ! quelles cuvettes minuscules ! Rien qu’à les voir, le géant britannique, ce Neptune accoutumé aux larges ablutions, demeure stupéfait, et il note sur ses tablettes qu’en dehors de Paris, les Français se composent exclusivement de commis-voyageurs.

Une fois la première impression passée, on trouve un singulier plaisir à parcourir la ville dans tous les sens et à reconstituer sa personnalité. Il sera toujours temps de recourir aux livres et de rectifier le travail de l’imagination. Les livres sont muets sur la vie de tous les jours. Ils ne parlent pas de cet auvent rustique qui s’adosse depuis tant d’années aux murs d’un vieux couvent, ni de ces rues étroites où grouille une population à peine différente de ce qu’elle était au moyen âge. Ils ne communiquent pas cette vive sensation de la perpétuité et de la ténacité des habitudes qu’on éprouve à l’aspect d’une échoppe de savetier, encore nichée dans une arcade