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de la prédication, et l’argent mangé d’avance, il disait au marguillier : « Si le fonds manque, qu’on fasse une quête dans la paroisse; autrement je ne prêche pas. » Il en coûta 1,000 francs au cardinal de Noailles pour le régaler pendant le carême. » Voilà le personnage, s’il faut en croire la chronique ecclésiastique du temps; voilà l’homme apostolique de La Bruyère[1]. Quoi qu’il en soit, rien ne reste du père Séraphin, pas même un exorde, comme celui du père Bridaine. Son éloquence étant tout homilétique et non littéraire, nous ne pouvons en juger. Il est difficile de croire qu’un homme qui avait enlevé La Bruyère et qui avait plu à la cour n’eût aucun talent; mais ce talent n’était peut-être pas toujours d’un très bon goût et ne se soutint sans doute pas longtemps. On raconte qu’un jour il avait endormi Fénelon, et qu’il l’avait tancé pour cela du haut de la chaire. Le fait, s’il est vrai, serait bien piquant; car, si La Bruyère a raison, c’était en appliquant les principes de rhétorique chrétienne communs à La Bruyère et à Fénelon, que le saint homme aurait endormi cette ouaille illustre. L’auteur des Dialogues sur l’éloquence aurait donné ce jour-là un plaisant démenti à ses théories.

Puisque La Bruyère s’est dispensé, suivant Boileau, de ce qu’il y a de plus difficile en écrivant, à savoir de l’art des transitions, on voudra bien nous accorder la même dispense, ou du moins ne pas nous supposer de mauvaises intentions si nous faisons succéder les femmes aux prédicateurs. Ici, il faut avouer que la curiosité, peu généreuse, qui nous fait chercher des noms propres sous la peinture des vices généraux de l’humanité, n’est pas satisfaite autant que la méchanceté naturelle du cœur humain pourrait le souhaiter. On comprend d’ailleurs facilement que La Bruyère soit beaucoup plus sobre d’allusions personnelles directes quand il s’agit des femmes que quand il s’agit des hommes. Il se fait plus de scrupule de tracer ici des portraits dont on pouvait désigner les noms. Tout au plus pourrait-on reconnaître ouvertement sous les noms de Claudie et de Messaline, les noms tout à fait déshonorés de Mme d’Olonne et de la maréchale de La Ferté : « Leur beauté et le débordement de leur vie, dit Saint-Simon, firent grand bruit. Aucune femme, même des plus décriées pour la galanterie, n’osait les voir ni paraître avec elles... Quand elles furent vieilles et que personne n’en voulut plus, elles lâchèrent de devenir dévotes. » On rattache aussi le nom de Mme de Montespan au portrait d’Irène : « Irène se transporte à grands frais A Epidaure... Elle dit qu’elle est le soir sans appétit. L’oracle lui ordonne de dîner peu. Elle déclare que le vin lui est nuisible ; l’oracle

  1. Peut-être cependant l’abbé Legendre est-il un témoin un peu suspect. Le père Séraphin était accusé de quiétisme; et le quiétisme était la bête noire de l’abbé Legendre. D’un autre côté, il faut dire que le quiétisme ne serait pas nécessairement en contradiction avec les instincts un peu sensuels du père Séraphin.