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avoir voulu peindre M. de Fontenelle... Je ne me prévaudrai pas du silence des clefs sur le véritable original ; la charge, pour être forte, n’ôte pas la ressemblance. M. de Fontenelle avait été cruellement offensé par ce portrait. » M. Servois fait observer que tous les traits s’en appliquent bien à Fontenelle, sauf peut-être un seul, la manie de contredire. Ce défaut ne se concilie guère avec les habitudes d’esprit de celui qui disait : Tout est possible et tout le monde a raison. Mais c’était Fontenelle vieilli et blasé qui professait ces axiomes, et peut-être, dans sa jeunesse, aimait-il à poser un peu dans le monde ; c’était un homme à paradoxes ; il était ami des choses nouvelles, curieux de science, et plus ou moins suspect de libre pensée. Il peut donc avoir aimé à étonner et à contredire, « attendant dans un cercle que chacun s’explique pour dire dogmatiquement des choses toutes nouvelles et sans réplique. » Les sceptiques sont souvent dogmatiques dans la conversation. Autrement, tous les autres traits s’appliquent à Fontenelle, qui ne s’y est pas trompé. Son atelier et ses commandes sont bien connus[1]. Il visait au Platon et au Théocrite, et rien ne le définit mieux, du moins pour un adversaire, que « le composé de pédant et de précieux. » Le goût des sciences, qu’avait Fontenelle, pouvait bien passer auprès des lettrés pour de la pédanterie, et l’auteur de la Pluralité des mondes ne peut guère se défendre contre l’accusation de préciosité.

M. Servois nous dit, d’après l’abbé Trublet, que c’est de ce morceau que date l’animosité de Fontenelle contre La Bruyère. Mais ce portrait est de 1694, et déjà, dès l’année précédente (1692), il avait piqué Fontenelle par son discours de réception à l’Académie française, soit par sa partialité pour Racine contre Corneille, soit par son silence à l’égard de Fontenelle, tandis qu’il avait fait les portraits les plus brillans de Boileau, de Bossuet, de Fénelon. De là de vives attaques insérées dans le Mercure contre le discours de La Bruyère et inspirées, dit-on, par Fontenelle. Celui-ci aurait donc, en réalité, été l’agresseur. Mais La Bruyère, qui était de taille à se défendre, le fit dans la Préface de son discours, où il raille d’une manière sanglante ceux qu’il appelle les Théobaldes, c’est-à-dire Fontenelle, Visé, Thomas Corneille : « Je viens d’entendre, dit Théobalde, une grande vilaine harangue qui m’a fait bâiller vingt fois et qui m’a ennuyé à la mort. » Il accuse ensuite ce Théobalde d’avoir ameuté contre lui la cour et la ville et d’avoir même excité la plume du journaliste. Or, c’étaient bien Fontenelle et Thomas Corneille que La Bruyère avait en vue dans cette préface : c’est

  1. M. Servois cite de nombreux exemples de ces écrits de commande.