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trop de quoi : « Voulez-vous un autre prodige ? Concevez un homme doux, facile, complaisant, traitable, et tout d’un coup violent, colère, fougueux, capricieux. Imaginez-vous un homme simple, ingénu, crédule, badin, volage, un enfant en cheveux gris; mais permettez-lui de se recueillir, ou plutôt de se livrer à un génie qui est en lui. — Quelle verve! quelle élévation! quelle latinité! — Parlez-vous d’une même personne ? Oui, de Théodat et de lui seul. Il crie, il s’agite, il se roule à terre, il se relève, il tonne, il éclate... II par le comme un fou et pense comme un sage... On est surpris de voir naître et éclore le bon sens du sein de la bouffonnerie, parmi les grimaces et les contorsions. » Ce portrait était si bien celui de Santeuil que celui-ci remercia La Bruyère en signant: Votre ami Théodat fou et sage. La Bruyère, en lui écrivant, rappelait ce portrait en disant : « Je vous ai bien défini la première fois : vous avez le plus beau génie du monde ; mais, pour les mœurs, vous êtes un enfant de douze ans et demi. » Tous les témoignages, d’ailleurs, sont d’accord pour nous peindre Santeuil tel que le décrit ici La Bruyère. C’était un bouffon auquel on croyait du génie : « On eût dit d’un fou, dit La Monnoye, d’un saltimbanque et quelquefois d’un possédé. Je l’ai vu faire des cabrioles, faire la couleuvre... D’un autre côté, ses poésies étaient si belles qu’on oubliait, en les lisant, toutes ces indignités... Il a atteint en quelques-unes de ses hymnes la perfection des anciens. »

Un personnage plus important que Santeuil, et qui est resté plus célèbre, a plus d’une fois, si l’on en croit les clefs, mérité les épigrammes et les satires de La Bruyère. C’est tout un épisode de l’histoire littéraire du XVIIe siècle : « Cydias est bel esprit; c’est sa profession. Il a une enseigne, un atelier, des ouvrages de commande... Dosithée l’a engagé à faire une élégie; une idylle est sur le métier : c’est pour Crantor... Il n’ouvre la bouche que pour contredire : Il me semble, dit-il gracieusement, que c’est tout le contraire de ce que vous dites; ou : Je ne saurais être de votre opinion; ou bien: C’était autrefois mon entêtement, comme il est le vôtre; mais... Il évite de donner dans le sens des autres et d’être de l’avis de quelqu’un... Cydias s’égale à Lucien et à Sénèque, se met au-dessus de Platon, de Virgile et de Théocrite. Uni de goût et d’intérêt avec les contempteurs d’Homère, il attend que les hommes détrompés lui préfèrent les poètes modernes. En un mot, c’est un composé du pédant et du précieux. »

Ce portrait, au moment où il parut, passa sans application particulière. Il ne semble pas que, du vivant de La Bruyère, on y ait reconnu Fontenelle. Mais celui-ci s’y reconnut lui-même. On le sait par le témoignage de son neveu, l’abbé Trublet, qui le lui applique sans hésiter : « Sous le nom de Cydias, M. de La Bruyère paraît