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lui-même ; mettez-le dans un milieu mondain, il peut en être tout gêné, tout glacé, tout éteint. La fausse chaleur du monde qui émoustille les esprits superficiels paralyse les esprits sérieux. Cela sans doute n’est pas vrai de tous, et de très grands esprits ont su être aussi brillans dans la conversation que dans leurs écrits ; mais beaucoup ne peuvent supporter cette atmosphère factice. Est-ce à dire qu’ils seront nécessairement pour cela « stupides et ennuyeux ? » Non ; il est probable que dans l’intimité, dans la liberté, au milieu de leurs amis et de leur société propre, ils retrouveront une verve, une grâce, une abondance que la société proprement dite ne sait pas exciter. Cela était vrai, par exemple, de Jean-Jacques, qui, lui aussi, il le dit lui-même, passait pour lourd et stupide en société, mais dont quelques amis (Dusaulx, d’Escherny) rappellent avec enthousiasme le charme exquis dans ses bons jours, dans ses abandons intimes et familiers. Il en était certainement de même de La Fontaine. Une de ses amies, Mme Ulrich, disait de lui : « Il était comparable à ces vases simples et sans ornemens qui renferment au-dedans des trésors infinis. Il se négligeait,.. il était triste et rêveur ; et même, à l’entrée d’une conversation, il était froid quelquefois ; mais dès que la conversation commençait à l’intéresser, ce n’était plus cet homme rêveur ; c’était un homme qui parlait beaucoup et bien, qui citait les anciens, et qui leur donnait de nouveaux agrémens ; c’était un philosophe, mais un philosophe galant ; en un mot, c’était La Fontaine. » Saint-Simon, de son côté, a fait remarquer que La Fontaine n’aurait pas été l’ami des femmes spirituelles et distinguées, comme Mme de La Sablière, et n’aurait pas décrit si bien le charme de la conversation féminine, s’il eût été le lourdaud que l’on nous dit. Que La Fontaine, quand on l’invitait à dîner pour jouir de son esprit, fût resté sans mot dire, c’est ce qui arrive souvent aux gens qui ont le plus d’esprit. Louis Racine nous dit que chez son père, où La Fontaine venait souvent dîner, ses sœurs n’en avaient conservé que le souvenir d’un homme « fort malpropre et fort ennuyeux, » mais alors La Fontaine était vieux et fatigué ; il est probable que la bonne Mme Racine ne l’inspirait pas beaucoup ; et Racine converti ne cherchait pas sans doute à réveiller le bonhomme par les souvenirs un peu légers de leur commune jeunesse. Mais lorsque avec lui, Molière et Boileau, ils formaient ce quatuor charmant que La Fontaine a peint lui-même si agréablement dans Psyché, il est probable qu’il ne le cédait alors à aucun de ses amis.

Quant à Corneille, tous les témoignages semblent plutôt confirmer le témoignage de La Bruyère que le contredire. Voltaire disait : « Mon père avait bu avec Corneille ; il me disait que ce grand homme était le plus ennuyeux mortel qu’il eût jamais vu. » Vigneul-Marville