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Bruyère, dans ce passage, s’était désigné lui-même, et avait voulu signaler les entraves que son esprit critique trouvait dans les mœurs, les idées, les institutions du temps. Un pénétrant critique, M. Ernest Havet, a solidement réfuté cette interprétation. Il objecte que La Bruyère ne s’est pas du tout interdit les grands sujets, qu’il n’a jamais prétendu faire de la satire, que rien ne donne à penser qu’il fût plus hardi au fond qu’il ne l’a été en réalité, par exemple révolutionnaire en politique, incrédule en religion : enfin il n’eût pas osé, en parlant de lui-même, vanter la beauté de son génie et de son style. M. Havet, auquel se rallie sans hésiter M. Servois, croit que l’allusion vise directement Boileau, dont le nom seul rappelle par lui-même l’idée de la satire, qui a essayé de toucher à de grands sujets, mais les a à peine entamés, qui relève par la beauté du style des choses petites et communes. « Au fond, dit M. Havet, il me paraît que ce penseur avancé et décisif estimait que la satire de Boileau manquait d’originalité et d’audace; ce qu’il admirait dans Boileau, c’était la verve de l’écrivain et le relief de ses vers. » Bien de plus net et de plus probant. Cependant ne serait-il pas permis de dire aussi que La Bruyère, en visant directement Boileau, n’a pas été sans quelque arrière-pensée relative à lui-même? Pourquoi aurait-il dit : chrétien et Français, s’il n’avait eu conscience que ces deux qualités étaient à l’écrivain une grande liberté? Et ce manque de liberté, il avait bien pu le sentir pour lui-même aussi bien que pour les autres. Qui peut dire, s’il eût été entièrement libre, qu’il n’eût pas désavoué les abus et les excès de la puissance royale tout en la respectant et l’admirant? S’il s’est permis quelque allusion à Mme de Maintenon, croit-on qu’il se fût privé d’une allusion à Mme de Montespan, s’il avait pu la hasarder? Croit-on que les bâtards royaux n’auraient pas pu lui inspirer des sentimens analogues à ceux qu’a exprimés plus tard Saint-Simon avec tant de virulence? Est-il bien certain qu’il n’y eût pas dans l’arrière-fonds de ces esprits si soumis le sentiment qu’un pouvoir sans limites est quelque chose de bien au-dessus des forces de la nature humaine ? Au moins, comme moraliste, n’eût-il pas pu censurer les vices sans blesser la royauté, comme on le voit flétrir d’une manière sanglante les bassesses des grands seigneurs, sans qu’on puisse le suspecter d’avoir voulu attaquer la noblesse comme institution? Qui prouve aussi qu’il n’eût pas combattu la superstition, comme il a combattu l’hypocrisie et le libertinage? Sans le supposer révolutionnaire ni incrédule, on peut penser que la liberté de sa critique a rencontré des obstacles et qu’il en a quelque peu souffert. Ne voulant pas dire cela de lui-même, qu’il l’ait mis sur le compte de Boileau, cela est certain. On ne voit pas cependant que Boileau ait beaucoup souffert d’être né