Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 70.djvu/856

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

à tourelles et à mâchicoulis ; dire en toute rencontre : ma race, ma branche, mon nom et mes armes. » N’est-ce pas là l’homme dont Saint-Simon nous dit de son côté : « Toute sa maison était remplie de ses armes jusqu’au plafond ; des manteaux de comte et de pair dans tous les lambris... et deux grandes cartes généalogiques avec le titre : Descente de la très auguste maison de Clermont-Tonnerre des empereurs d’Orient, et à l’autre : Des empereurs d’Occident... Il me montra ces merveilles, que j’admirai à la hâte, mais dans un autre sens que lui. »

Le courtisan enrichi par le mariage et par mésalliance était une espèce qui ne manquait pas d’originaux. Aussi lorsque La Bruyère écrit : « Epouser une veuve, en bon français, signifie faire sa fortune, » on n’était pas embarrassé de nommer quelques courtisans, par exemple le comte de Marsan, qui avait épousé non pas une veuve, mais deux veuves, et en avait même manqué une troisième. Une première fois déjà, âgé de vingt-sept ans, il avait courtisé la veuve du maréchal d’Aumont, qui en avait soixante-cinq, et voulait lui donner son bien. Mme de Sévigné dit qu’il fit comme Lauzun, et manqua l’occasion. Mais il avait cette vocation ; car, après ce premier échec, il épousa en premières noces la veuve du maréchal d’Albret, riche, laide et maussade. » Il était lui-même, dit Saint-Simon, « jeune, avide et gueux. » Elle lui donna tout son bien par contrat de mariage ; mais elle fut la dupe de sa sotte passion ; son mari « la laissa dans un coin de la maison avec le dernier mépris et dans la dernière indigence. » Après la mort de cette première femme, Marsan se remaria encore avec une veuve, celle de Seignelay, qui lui apporta encore 65 mille livres de rentes. Saint-Simon n’a pas de termes pour peindre la bassesse de ce personnage : « Il était l’homme de la cour le plus bassement prostitué à la faveur et aux places, le plus lâchement avide à tirer de l’argent de toutes mains, qui toute sa vie avait vécu des dépouilles de l’église, des femmes, de la veuve et de l’orphelin, surtout du sang des peuples. »

Les comparaisons précédentes nous montrent, à ce qu’il nous semble, qu’il y a eu dans La Bruyère beaucoup plus d’allusions précises et personnelles que l’on ne le croirait d’après ses désaveux. Les rencontres que nous avons signalées ne sont pas fortuites. Dans le fond, La Bruyère n’était peut-être pas aussi fâché qu’il en a l’air des applications que l’on faisait de ses portraits. Si l’on réfléchit qu’il a donné lui-même huit éditions de son livre, et chacune enrichie de nouveaux portraits, on devine quelle arme il a eue entre les mains dans les dernières années de la vie pour se faire respecter. Que de saluts et de politesses n’a-t-il pas dus à la crainte de figurer dans une édition suivante, et d’avoir sa place