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les ombres font un peu défaut. Ces « moindres vertus » qui manquaient à Condé étaient encore d’assez grandes vertus. La défection à l’ennemi, le guet-apens de l’Hôtel-de-Ville, les concussions signalées par Mme de Motteville ne sont pas des péchés véniels[1]. On comprend l’indulgence de La Bruyère. Il était de la maison du prince, le gouverneur de ses enfans; il était sous le charme; on avait oublié, peut-être n’avait-on jamais bien su ce qui s’était passé quarante ans auparavant.

Voilà, pour ce qui concerne les politiques, les applications certaines. En voici quelques-unes de plus douteuses; celle-ci, par exemple : « Il apparaît de temps en temps sur la surface de la terre des hommes rares, exquis, qui brillent par leurs vertus... Ils composent seuls toute leur race. » Ce passage s’applique-t-il au cardinal de Richelieu, comme le disent les clefs? Cela est possible; et même on ne saurait trop à quel autre l’appliquer. Cependant, le mot exquis paraît bien impropre pour caractériser le terrible cardinal ; et quelque extension que l’on donnât alors au mot de vertu, il semble aussi que ce ne fût pas celui qui viendrait à l’esprit en pensant à Richelieu. Il y a plus de doutes encore sur le passage suivant, où il est question de la vraie et de la fausse grandeur : l’une, « libre, douce, familière, populaire ; » l’autre, « farouche et inaccessible. » Devons-nous croire, comme le veulent des clefs, que La Bruyère ait pensé d’un côté à Turenne, et, de l’autre, à Villeroy ? Mais pourquoi Turenne, plutôt que Condé ou même Louis XIV, ou plutôt pourquoi ne serait-ce pas l’idéal de la vraie grandeur dont quelques traits pouvaient avoir été pris çà et là? A qui encore faut-il penser à propos de ces personnages « qui ont été une fois capables d’une action héroïque, » et qui font ensuite passer le public « de la curiosité et de l’admiration à l’indifférence et peut-être au mépris? » Est-ce au duc d’Orléans, frère du roi, qui avait une fois gagné la bataille de Cassel ? Est-ce à Jacques II, qui avait passé pour un héros, comme duc d’York, lorsqu’il commandait la flotte anglaise? Le premier est vraisemblable sans être certain. L’écrivain eût-il osé associer l’idée de mépris à celle d’un aussi grand prince? Est-ce à Colbert, comme il semblerait, que s’applique la maxime suivante : « Le panneau le plus délié et le plus spécieux qui ait été tendu aux rois par leurs ministres est la leçon qu’ils leur font

  1. Les mémoires du temps attribuent à Condé le guet-apens suivi d’incendie et de massacres qui eut lieu à l’Hôtel-de-Ville à la fin de la Fronde, et qui rappelle les scènes de la commune. (Voir Sainte-Aulaire, Histoire de la Fronde, t. II, ch. XIX), Quant aux concussions, voici le témoignage de Mme de Motteville, dont tout le monde reconnaît la haute impartialité : « Les deux princes (Gaston et Condé), en prenant beaucoup d’argent, empêchaient (Mazarin) d’en user à sa fantaisie. Il n’était que le corsaire ; et les princes étaient les grands voleurs qui ressemblaient à Alexandre. »