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corps avec elle et ne peut prétendre à une existence indépendante. Sur les piliers et les murailles, la tâche du décorateur, — car on ne saurait lui donner le nom de peintre, — se borne à tracer des figures dont le contour, resté apparent, enferme quelques teintes crues, posées à plat, sans aucune indication de modelé. La représentation de la nature ne saurait donc avoir ici sa place. Tout au plus en trouve-t-on quelques vagues indications dans les vitraux qui garnissent les roses ou les baies immenses des cathédrales : un lambeau de ciel d’un bleu étincelant, les tours d’un monument, un cours d’eau ou un arbre. Mais ces indications très sommaires se réduisent au strict nécessaire et rappellent les figurations abstraites qu’on rencontre dans l’art antique.

Comme pour lutter d’éclat avec ces verrières, des tapisseries, tendues ou pendantes le long des murailles, font écho à leurs riches colorations. Ces tapisseries, venues d’abord de l’Orient, sont fort recherchées. Avec les croisades et le développement du commerce, elles pénètrent jusque dans les contrées de l’Occident les plus éloignées et y fournissent des modèles qu’on s’efforce d’imiter. Suivant la remarque de M. Müntz[1], l’élément végétal joue un grand rôle dans leur décoration et, parmi les plus anciennes qui soient arrivées jusqu’à nous, on voit déjà des pastorales, des verdures, avec des prairies semées de fleurs ou plantées d’arbres entre lesquels volent des oiseaux au plumage diapré. À côté de ces tapisseries tissées, pour lesquelles les fabriques flamandes sont de bonne heure renommées, d’autres tapisseries, brodées à l’aiguille, nous fournissent également un exemple de la gaucherie avec laquelle la représentation de la nature était alors traitée. Nous voulons parler de la célèbre tapisserie de Bayeux, attribuée autrefois à la reine Mathilde, mais dont l’auteur inconnu était probablement contemporain de la conquête de l’Angleterre par les Normands et vivait à la fin du XIe siècle. Le procédé de travail est, il est vrai, peu compatible avec une figuration exacte du paysage, mais il est intéressant de voir comment cette figuration était comprise à cette époque. Le plus souvent, le terrain sur lequel se meuvent les personnages n’est point indiqué ; comme dans les bas-reliefs de l’Egypte ou de l’Assyrie, leurs pieds portent sur le trait horizontal par lequel les bandes de broderies superposées sont séparées les unes des autres. Cependant, de distance en distance, s’élèvent de petits monticules entre lesquels les eaux de la mer ou des fleuves sont retenues sans que l’artiste ait pris soin d’assurer leur horizontalité. Dans une forêt où des bûcherons taillent les arbres qui doivent servir à la construction des navires des conquérans, ces arbres sont dessinés d’une manière enfantine,

  1. La Tapisserie, par Eug. Müntz, p. 72 ; A. Quantin, éditeur.