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populaire. Aussi peut-on dire que, dans aucune ville, les habitudes de coulage, pour me servir d’une expression vulgaire, ne sont poussées aussi loin. C’est ce qui explique que, dans cette grande capitale, où les salaires atteignent un taux supérieur à celui de toutes les autres agglomérations urbaines, la moyenne des versemens à la caisse d’épargne ne dépasse pas 78 francs, tandis que pour la France entière la moyenne générale est de 133 francs. Et cependant il serait injuste de dire que la population ouvrière de Paris est absolument étrangère aux habitudes d’épargne et d’économie. Il faut d’abord reconnaître que les économies du toute une partie de cette population ne prennent pas le chemin de la caisse d’épargne. C’est le cas en particulier pour un grand nombre d’ouvriers maçons qui viennent du Limousin, de l’Auvergne, s’établir à Paris quelques années seulement et qui retournent même parfois au pays pendant la belle saison. Un grand nombre de ceux-là s’imposent pendant la durée de leur séjour à Paris une vie de privations extraordinaires, couchant en garni, mangeant dans les fourneaux économiques, et travaillant plus volontiers les dimanches qu’ils ne vont à la guinguette. Tout l’argent qu’ils amassent est rapporté par eux ou envoyé au fur et à mesure au pays. A la première bonne occasion, cet argent s’abattra sur un lopin de terre ; mais même comme placement provisoire, la caisse d’épargne ne leur inspire pas confiance. Quant à la population ouvrière parisienne proprement dite, elle est si complexe, si diverse, qu’on y trouve, à côté d’habitudes prodigues qui paraîtraient insensées à nos gens de la campagne, des exemples tout contraires de patiente accumulation. J’ai déjà eu quelquefois occasion de parler des primes que, depuis quarante ans déjà, la Société philanthropique distribue aux jeunes ouvriers et ouvrières pour faciliter leur établissement. La collection des rapports qui ont précédé la distribution de ces primes est des plus intéressantes et des plus honorables pour la population parisienne. On y peut voir à quelle vie de sagesse et même de privations savent s’astreindre de jeunes ouvriers lorsqu’ils ont devant les yeux la perspective d’arriver un jour à s’établir pour leur compte ; on y peut également admirer les miracles d’économie et d’austère vertu au prix desquels de jeunes ouvrières savent avec un salaire dérisoire pourvoir à leur propre entretien et mettre encore quelques sous de côté. Pour reposer ses oreilles rebattues des déclamations révolutionnaires et pour consoler son âme attristée par une connaissance trop approfondie de la corruption parisienne, il n’est rien de fortifiant et de sain comme la lecture de ces modestes annales du travail ; rien qui proteste plus haut contre le mépris systématique de l’humanité et qui enseigne davantage le respect de l’humble vertu.