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ou d’Hugo. Car nos écrivains français se donnent quelquefois de grandes libertés dans leurs livres, et de cavalières allures; mais ils vivent, en général, d’une vie très volontiers bourgeoise, régulière et même un peu casanière. Si, d’ailleurs, il y a des aventures dans la biographie de quelques-uns d’entre eux, ce sont à peine des aventures, lesquelles même, pour l’ordinaire, n’ont pas eu ce retentissement qui nous autoriserait seul à nous en occuper.

C’est qu’il faut le dire à leur honneur, la plupart ont vécu pour leur art et non pas, comme Dumas, pour le plaisir et la joie de vivre. Livré de bonne heure à lui-même, jeté dans le combat de l’existence avec des appétits formidables, ce que ce gros homme a passionnément aimé, c’est la vie ; et la vie l’en a récompensé en lui donnant tour à tour ce qu’elle réserve de jouissances à ceux qui la savent exploiter. Là est le durable intérêt de la biographie de Dumas, et là par conséquent la popularité durable de son nom. Sa vie est encore son meilleur ou son plus amusant ouvrage, et le plus curieux roman qui demeure de lui, c’est celui de ses aventures. Il n’a pas tout vu, mais il a tout voulu voir ; comme dit l’un de ses derniers biographes, « il s’est mêlé d’office à tous les événemens, à toutes les bagarres, » et partout en acteur, pour y jouer son bout de rôle. Que ce rôle, d’ailleurs, ait plus d’une fois été celui de la mouche du coche, il n’importe guère, et ce n’en est pas moins une occasion de faire défiler sous les yeux du lecteur, à profil perdu, les personnages eux-mêmes du drame ou de la comédie de l’histoire. Telle est bien, si je ne me trompe, dans le siècle où nous sommes, la chance unique de Dumas. Sa vie fut remplie d’événemens qui n’ont que de lointains rapports avec la littérature, mais sa littérature, vaille que vaille, les a, si je puis ainsi dire, incorporés dans l’histoire de son temps. La popularité d’un artiste ou d’un écrivain ne se mesure pas nécessairement à la valeur esthétique ou littéraire de son œuvre, et Dumas précisément en est un remarquable exemple.

Je me reprocherais d’ailleurs comme une injustice de ne pas ajouter que, s’il fut colossal, son orgueil fut cependant naïf et que sa vanité se tempéra d’une bonhomie réelle. Avec tous ses défauts, et si nous en croyons le témoignage de ceux qui l’ont connu, Dumas ne fut pas un mauvais compagnon. C’est ici toutefois qu’il serait utile de pouvoir démêler le vrai d’avec le faux, et discerner dans sa biographie l’histoire d’avec la légende. Du moins, et assez souvent, dans les éloges pompeux qu’il faisait de ses rivaux de popularité, m’a-t-il semblé qu’il se louait lui-même en eux du choix de ses amitiés plutôt qu’il ne rendait hommage à leur talent ou à leur génie. En ce temps-là d’ailleurs, comme de notre temps, c’était à charge de revanche que l’on se donnait de l’encensoir à travers le visage. Et puis, sont-ce bien des