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percé, voilà tout... » Mais lisez surtout ses Impressions de voyage et lisez les Mémoires, car c’est là que vous trouverez le vrai mot de sa popularité.

Peut-être avait-il fini lui-même par le croire; en tout cas, il a su persuader à ses contemporains qu’il vivait naturellement dans une atmosphère aussi extraordinaire que celle de ses héros favoris; qu’il suffisait, comme son d’Artagnan, qu’Alexandre apparût quelque part pour qu’aussitôt il s’y manifestât quelque chose d’insolite; et qu’il se dégageait enfin de lui du merveilleux. Toutes les qualités, il se les attribue : celles du corps et celles de l’esprit, la force et l’adresse, le sang-froid et l’audace, la décision et la fermeté, la science et l’imagination, le talent et le génie ; — tous les arts et tous les métiers, il les connaît à fond: la gymnastique et la danse, l’escrime et l’équitation, la musique et la peinture, la politique et la guerre, la cuisine et la carrosserie ; — toutes les aventures que l’on taxe dans ses romans d’invraisemblance ou d’impossibilité, il les a eues lui-même: «il a tué des éléphans à Ceylan, des lions en Afrique, des tigres dans l’Inde, des hippopotames au Cap, des élans en Norvège, des ours noirs en Moscovie, et des ours blancs au Spitzberg; » il a pris des barricades, il a fait des révolutions ; — ou plutôt que n’a-t-il pas fait, et surtout que n’eût-il pu faire si son siècle ingrat ne lui en eût marchandé les moyens? Sans doute, on sait que ce sont des vanteriez, que ce Gascon n’a pas vu la moitié des contrées qu’il décrit de bonne foi, qu’il n’a pas eu le quart des aventures qu’il se prête si libéralement. On le lit cependant, on l’écoute, on devient insensiblement son complice; et c’est ainsi qu’au personnage réel se substitue dans l’histoire anecdotique d’un temps le personnage légendaire. Le Dumas populaire n’est pas le vrai Dumas, mais un Dumas inventé par Dumas, — et accepté comme tel par la naïve crédulité des foules.

C’est aussi bien pourquoi, lorsque son œuvre depuis longtemps sera tombée dans l’oubli, les critiques n’en referont pas moins la biographie du vieux Dumas. Elle aura cela pour elle, tout d’abord, — et ce n’est pas le moindre élément d’intérêt d’une biographie, — qu’il sera très difficile, pour ne pas dire impossible, d’y démêler le vrai d’avec le faux. Il s’ensuivra d’infinies discussions, et le nom de Dumas en profitera. Mais si jamais on parvient à la tirer au clair, elle aura cela pour elle encore de différer assez profondément de la plupart de nos biographies littéraires. Dumas a moins vécu qu’il n’a voulu nous le faire croire, mais il a vécu beaucoup, et de cette vie désordonnée dont les bourgeois aiment tant à lire les récits. Il court de lui des mots et sur lui des anecdotes à défrayer plusieurs volumes, et quand on en aura rejeté les trois quarts, il en restera toujours de quoi faire une biographie plus pleine et plus divertissante que celle même de Lamartine