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devoir jusqu’au bout et que son désastre ne lui était point imputable. On pouvait croire que les lions ne sont pas faits pour périr sous la griffe des chacals, que Gordon était une trop noble proie pour les Bédouins du Soudan. Le chacal a gagné son procès, et en vain le lion aux abois appelait-il au secours, son rugissement n’a point été entendu.

Les éditeurs du Journal affirment hautement que si le gouvernement anglais avait soutenu Gordon et suivi tous ses conseils, obtempéré à tous ses désirs, la question du Soudan aurait été résolue, qu’il était le seul homme capable d’en venir à bout. Ce n’est pas tout à fait notre avis, et il nous est difficile de croire que M. Gladstone ait fait preuve de jugement le jour où il choisit pour exécuter ses très prosaïques desseins un mystique qui se regardait comme l’ouvrier de Dieu et qui n’agissait jamais que par ses propres inspirations. On avait décidé d’abandonner le Soudan, de l’évacuer, en assurant la retraite des garnisons égyptiennes. C’était confier à Gordon, comme nous l’écrivions il y a plus d’un an, la liquidation d’une aventure, et dans le rôle de syndic d’une faillite, il n’y avait rien qui fût conforme à ses goûts, à son humeur[1]. Sans doute, il paraissait s’accorder en principe avec ceux qui l’envoyaient : « J’estime, disait-il, que le gouvernement de Sa Majesté est pleinement autorisé à recommander l’évacuation de ce pays. Il le laissera tel que Dieu l’a créé, et les gens qui l’habitent ne seront plus opprimés par des pachas égyptiens, venus de la Circassie, de l’Anatolie et du Kurdistan. » Mais cet homme d’un grand cœur avait l’imagination aussi mobile qu’ardente, et il devait arriver fatalement que tôt ou tard, il interprétât ses instructions à sa manière, qui n’était pas celle de M. Gladstone et de lord Granville. Au surplus, le cabinet égyptien ayant résolu de le nommer gouverneur général du Soudan, sir Evelyn Baring ne s’y opposa point, et par une lettre du 26 janvier, le khédive l’invitait non-seulement à veiller à la retraite des troupes, des employés civils et de leurs familles, mais à prendre des mesures pour organiser un gouvernement régulier dans les différentes provinces du Soudan et pour y rétablir l’ordre et la paix.

N’était-il pas au moins étrange de nommer un gouverneur général chargé d’organiser un pays à la possession duquel on renonçait ? Puisqu’on voulait abandonner le Soudan, la seule chose à faire était de négocier avec le mahdi et de lui livrer Khartoum, à condition qu’il accordât aux garnisons un permis de libre passage pour se retirer en Égypte, vie et bagues sauves. — « Que faites-vous sur un territoire que vous déclarez vous-même n’être plus à vous ? » demandait le mahdi à Gordon, — et Gordon avouait que cette question le rendait perplexe. Il était tenté d’en conclure que ses instructions devaient

  1. Charles-George Gordon, dans la Revue du 1er mai 1884.