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LE
JOURNAL DE GORDON
A KHARTOUM

Il est convenu dans toute l’Europe que les Français sont un peuple changeant et volage, et on nous a souvent reproché nos légèretés, notre inconsistance. Il nous est permis à notre tour de constater que les peuples prétendus sérieux ne le sont pas toujours, qu’ils étonnent quelquefois le monde par leurs brusques variations, par la promptitude de leurs oublis. Quand Gordon partit pour Khartoum, les ardentes sympathies de son pays l’accompagnaient; il semblait que la Grande-Bretagne tout entière le couvât des yeux, qu’elle se promît de veiller sur une tête si précieuse et si chère. Son nom remplissait les journaux, et lorsqu’on apprit qu’il était en danger, ce fut partout comme une fièvre d’inquiétude et d’émotion. On déclarait d’une seule voix que si jamais il venait à tomber mort ou vivant aux mains du mahdi, de ses fakirs et de ses derviches, la colère de la nation balaierait comme une poussière le cabinet indigne qui, trop lent à le secourir, aurait compromis l’honneur anglais par ce lâche abandon. Gordon a payé de sa vie sa généreuse entreprise, et l’Angleterre en a pris subitement son parti avec une philosophie vraiment admirable. A la vérité, le ministère libéral a été renversé, mais beaucoup plus tard et sur une question de budget, sans que Gordon y fût pour rien. Gordon n’avait pas réussi, et les malheureux ont toujours tort. S’il était revenu vainqueur du mahdi, il n’y aurait pas eu dans toutes les serres