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ou un terrain à vendre. Et cependant ses voisins disaient d’un air de complaisance : «Vous ne reconnaîtriez pas Hilton ! » Hélas! non, pas plus qu’on ne reconnaissait miss Ludington. Celle-ci, indignée de voir effacer pour la seconde fois un passé qui était toute sa vie, finit par se défendre le spectacle de cette profanation, et ne sortit plus de chez elle.

Tout à coup, au moment où elle s’y attendait le moins, un événement qu’elle-même fut forcée d’appeler heureux vint l’arracher à son tombeau anticipé. Un parent éloigné, fort riche, lui légua tout ce qu’il possédait. Miss Ludington n’avait pas de besoins, ses dépenses annuelles. n’avaient jamais excédé quelques centaines de dollars ; pourtant aucun prodigue dans toute la force des passions impatientes de se satisfaire, n’accueillit jamais un héritage avec plus de transports que cette vieille fille; une idée bizarre lui était venue qui la consolait enfin. Arpenteurs et architectes furent convoqués; elle leur fit lever le plan exact de l’ancien village, et lorsqu’une année après, elle quitta Hilton, le laissant à la merci des vandales, ce fut vers le Hilton de son enfance qu’elle dirigea ses pas. Parmi les propriétés dont elle héritait se trouvait une grande ferme dans Long-Island. Là, elle fit reconstruire en fac-similé la maison paternelle, avec tout ce qui l’entourait jadis, peu de chose en somme : une large rue bordée de deux rangées d’érables, une trentaine de bâtisses achevées à l’extérieur seulement. On ne donna la dernière main qu’à l’école, au petit temple et à la demeure des Ludington où la vieille fille, une fois installée, se sentit chez elle plus qu’elle ne l’avait été depuis dix ans. Certes le village ainsi restitué demeurait vide, mais il n’était pas plus vide que ne l’avait été l’autre Hilton, alors que ses compagnons de classe devenaient des pères et mères de famille. Ces personnages respectables ne représentaient nullement les camarades qu’avait aimés Ida, et elle leur en voulait un peu de gêner par leur présence des réminiscences qui lui étaient si douces.

Naturellement ses nouveaux voisins de Long-Island la croyaient folle, d’une folie paisible et inoffensive. Elle s’en souciait peu, les seuls voisins dont elle fît quelque cas étant les figures nuageuses dont son imagination peuplait l’ex-village arraché à l’oubli. Souvent il lui semblait les voir sourire d’un air de gratitude aux fenêtres des maisonnettes qu’elle leur avait rendues, car c’était son plaisir de croire que ses vieux amis morts depuis des années avaient retrouvé le chemin de ce Hilton ressuscité. Si elle avait souffert des changemens de toute sorte, ils avaient dû en souffrir davantage : les vivans se refont à la rigueur de nouvelles habitudes, mais les morts ne peuvent être qu’errans et désolés si Dieu leur permet de visiter la terre. Or miss Ludington croyait à cette permission.