nous rentrons dans l’étrangeté pure. Ce roman, fantastique à demi, repose sur l’idée que nous ne sommes pas des êtres indivisibles, mais une succession de personnes différentes. Notre enfance, notre jeunesse, chaque phase de notre vie aurait une âme à part et dans l’autre monde ces âmes diverses pourraient se rejoindre. L’hypothèse n’a rien de trop absurde après tout. Elle se rattache à un sentiment que nous avons tous, à l’idée que nous sommes au moral susceptibles de prendre plusieurs manières d’être. Dans le roman qui nous occupe, cette pensée première se combine avec le spiritisme à la mode. L’esprit de la jeunesse de l’héroïne est évoqué par une magnétiseuse qui, après l’avoir obligée à se matérialiser meurt subitement... trop vite pour opérer la dématérialisation. L’auteur, M. Bellamy, a tiré de ce thème impossible des effets fort curieux. Peut-être interprète-t-il à sa manière l’opinion de certains savans atomistes qui prétendent que les créatures vivantes sont des groupes de molécules et que ces molécules avant de se séparer peuvent former plusieurs organismes différens ? Mais nous ferions grand tort à M. Bellamy en lui supposant plus de pédantisme qu’il n’en montre et nous nous bornerons à donner la substance d’un récit qui certainement sera traduit quelque jour en entier, car il est pour plaire à tous : aux imaginations frivoles qui ne tiennent qu’à l’amusement et à la nouveauté, comme aux amateurs de problèmes psychologiques qui trouveront là plus d’une grave question agitée sous une forme légère.
Le bonheur de certaines existences est distribué assez également dans toute leur étendue, depuis le berceau jusqu’à la tombe, tandis que pour certaines autres le bonheur vient tout à la fois, illuminant cette époque particulière et laissant le reste dans l’ombre. Durant deux, cinq ou dix années selon le cas, toutes les sources de notre être jaillissent vives et pures, la joie est dans l’air que nous respirons, nous savourons le meilleur de cette vie qu’ensuite il nous faudra simplement supporter, endurer. Pour les hommes, pour ceux-là surtout qui ont choisi des carrières ardues où ils ne réussissent qu’avec lenteur, ce point culminant accompagne d’ordinaire la maturité, mais le bonheur des femmes s’épanouit plutôt avec leur jeunesse. Celui de miss Ludington s’était dissipé sans retour avant qu’elle eût atteint sa vingt-cinquième année. Dès lors elle n’était plus jeune et ce fait, déjà triste, avait été encore aggravé par des circonstances tout spécialement douloureuses.
Les Ludington représentaient la plus ancienne famille de Hilton, un petit village situé parmi les collines du Massachusetts. Ils n’étaient pas riches, mais à leur aise, et la population, composée tout entière de cultivateurs, considérait en eux les notables du pays. L’enfance de miss Ludington fut choyée à l’excès; jeune fille.