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en effet le genre de fascination qui peut conduire un jeune docteur américain, héritier d’une colossale fortune gagnée dans le commerce, à tomber amoureux d’une beauté anglaise du grand monde, et les raisons qui rendent impossible pour cette patricienne, devenue par miracle Mrs Jackson Lemon, d’habiter jamais New-York.

L’entrée en matière au milieu du brillant tumulte de Hyde-Park, l’exposé des moyens qu’emploie une famille noble et pauvre pour prendre majestueusement au piège un homme d’esprit et de cœur qui croit de bonne foi s’avancer de lui-même avec audace, les débats entre les parens de Barberine et leur gendre agréé sur de prétendus détails qui sont en somme de grosses questions, d’où dépendent le bonheur et la dignité de l’existence, — autant de merveilles d’observation. Si vous redoutez les malentendus, n’épousez jamais une étrangère. Jackson Lemon et les Courtenay parlent pourtant la même langue, mais avec d’imperceptibles différences qui, montrées au microscope par M. James, prennent les proportions de barrières insurmontables. Malheureusement, l’amoureux de la belle et froide lady ne le possédait pas, ce microscope d’une effrayante sincérité. Il se jette tête baissée dans l’abîme avec l’ivresse aveugle qui préside à ce genre de suicide ; il emmène sa femme à New-York où on lui sait gré d’être médecin malgré ses millions, où cette qualité de docteur qui suffoque l’orgueil des Courtenay, passe pour le plus beau des titres, celui que l’on n’acquiert que par la force de l’intelligence et du travail.

Pauvre lady Barberine ! quel dédain est le sien pour le pays de son mari, un pays absolument dépourvu de nuances, un pays où tous les gens sont pareils, ayant les mêmes noms et les mêmes manières ! La ville est odieuse, et la campagne, grand Dieu ! qu’y faire ? On ne chasse pas le renard, on ne peut inviter chez soi que des boutiquiers en vacances. Jackson Lemon sera bien forcé de s’apercevoir que sa femme est sotte et pétrie de préjugés. Comment, avec cette conviction, consent-il à renoncer aux plus nobles projets pour aller traîner en Angleterre une vie d’opulente oisiveté ?… Ceux qui savent ce que c’est que l’obstination féminine qui revient sans cesse à la charge et se fait une arme de tout, le comprendront peut-être. Il ne faudrait pas d’ailleurs juger les Anglaises, en masse sur cette dédaigneuse, et languissante, et tenace lady Barberine, retranchée derrière sa morgue ; elle a des compatriotes singulièrement passionnées, beaucoup moins capables de calcul que les Américaines, plus impulsives cent fois, et toutes prêtes à faire hardiment certaines choses exorbitantes. Lady Agathe, la sœur cadette de Barberine, nous le prouve bien. Sa mère, foi-t ambitieuse, sous des dehors souverainemens indifférens, l’a envoyée en Amérique avec le jeune couple, dans l’espoir qu’elle y fera, elle aussi, la conquête