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ou même, suivant les cas, d’indifférence. Une fois parvenus et acceptés, ils se mettent à l’aise et reprennent avec autorité les manières rustiques, exagèrent au besoin l’accent natal, risquent des plaisanteries grossières qui passent pour des chefs-d’œuvre d’atticisme et triomphent en secret des bourgeois badauds qu’ils enviaient quand ils étaient petits.

En même temps, ils mettent leur forte empreinte sur les professions qu’ils adoptent. Au Palais : avocats d’affaires, ennemis des phrases, suivant avec patience le dédale des lois, achevant un raisonnement par un coup de boutoir ; — à l’amphithéâtre : chirurgiens plutôt que médecins, empiriques à la main légère, à l’œil attentif, mais inhabiles à saisir les relations délicates de l’âme et du corps, et disposés à nier ce qu’ils ne peuvent palper ; — à la Sorbonne et au Collège de France : partisans déclarés des recherches minutieuses, coupant les cheveux en quatre et se cantonnant avec habileté dans un tout petit domaine ; — à la caserne, durs pour le soldat, surtout quand ils sortent du rang, exacts, disciplinés, supportant les besognes ingrates, et, sûrs d’arriver, parce qu’ils résistent mieux que les autres à l’ennui de la vie de garnison ; — partout les mêmes, avec leur ténacité, leur sang-froid, leur esprit pratique et leur absence totale de générosité.

Dans la vie privée, les traits individuels l’emportent sur les caractères généraux ; et, cependant, on pourrait suivre à travers les fusions et les transformations le filon des mœurs rustiques. On rencontrerait des pères plus ambitieux que tendres, et, en revanche, négligés de leurs enfans quand ils sont vieux. Ils comprennent la famille à la romaine, comme le prolongement de leur personnalité. Mais ils n’ont point ces affections tremblantes que nous avons pour les nôtres et ils ne pleurent pas longtemps leurs morts. À quoi bon s’attarder aux regrets inutiles ? Un de ces pères nous explique comment il élève ses fils. Quand ils atteignent huit ou neuf ans, il met une annonce dans un journal étranger et propose un troc avec une famille anglaise ou allemande. Le pauvre petit est expédié sur Francfort ou sur Londres, en échange d’un produit du cru. Les deux enfans, arrachés du giron maternel, apprennent chacun pour leur compte la langue du pays voisin. Il n’en coûte que le prix du voyage et quelques caresses de moins. Un autre père raconte le suicide de sa fille sur le ton d’un événement ordinaire comme un fait vraiment regrettable. Il l’aimait cependant. Mais elle est morte, n’est-ce pas ? il n’y a rien à faire. Les mères elles-mêmes, si semblables dans toutes les conditions, ont ici des entrailles différentes pour les forts et pour les faibles. Elles préfèrent l’enfant d’une belle venue, qui leur fait honneur. Les petits anges qui ne font que