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papiers bien en règle, il était immédiatement absorbé dans les rangs de la bourgeoisie. Peu importait qu’il eût conservé la grossièreté native, et qu’il en tirât même vanité, vous assommant du récit de ses débuts et du tapage de ses sabots. Ce brave homme après tout n’avait pas une idée à lui, car la richesse toute seule ne change ni l’éducation ni l’esprit. Il se hâtait de donner sa fille au marquis besogneux, ou de couler son fils dans le moule tout préparé pour fabriquer des bourgeois. Ses bévues servaient à divertir la galerie. En haut, le ton général changeait peu. Mais cette route n’est ni la plus courte ni la plus fréquentée. Les chemins de traverse abondent. Les paysans arrivent par la politique, par la science, par les fonctions publiques, par les professions libérales, en moins de temps qu’il ne faut pour construire une fortune. Un gardeur de vaches se fait remarquer à l’école primaire. Il obtient une bourse au lycée. Les jeunes bourgeois contemplent avec ébahissement ce piocheur infatigable qui ne lève jamais le nez pour regarder voler les mouches. Ils méprisent son travail de bête de somme, ses joues pleines et rougeaudes, son regard vieillot et sans éclat. Il n’a certainement aucune des grâces féminines qui, jusqu’à quinze ans, font du fils de famille le portrait de sa mère. En revanche, il ne perd pas une minute, et arrive d’un pas soutenu aux examens. De là, il saute sans transition dans une école du gouvernement, et il en sort avec une épée ou un diplôme : bourgeois par le savoir, rustre par les manières, et souvent pauvre comme Job.

Étudians amateurs, qui vous attardez aux études littéraires et inutiles; esprits curieux, qui philosophez avant d’agir, dilettantes, hommes d’agrément et de salon, défiez-vous de ce rude concurrent. Si vous vous oubliez à cueillir des fleurs, il vous aura bientôt dépassé. Il apporte, dans un labeur écrasant, la vigueur d’un tempérament intact, tandis que plusieurs générations de citadins vous ont légué un système nerveux trop irritable. Déjà le frottement des hommes et la comparaison des doctrines vous ont rendus sceptiques, tandis que son âme est neuve, et son ambition d’autant plus aiguisée qu’elle est étroite. Il va droit devant lui, poussant sa pointe, donnant du coude adroite et à gauche, moins soucieux d’équilibre que de résultats. Ce n’est pas lui qui gaspillerait ses soirées dans de vains commérages, pour le plaisir de voir frissonner le satin des belles épaules. 11 tient en bride ses appétits, et veille dans une mansarde : sa place est déjà marquée dans la grande usine intellectuelle où vous cherchez encore la vôtre. Cet intrus est d’une ignorance inouïe sur les faits généraux de l’histoire. L’enchaînement des causes le touche médiocrement. Mais il possède un excel-