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UN DÉPARTEMENT FRANÇAIS.

Sera-ce le petit banquier, qui tire avec tant de soin son verrou et craint de trouver un partageux sous son lit ? ou bien le bourgeois étriqué, qui, sous prétexte de religion, distille des phrases doucereuses avec une rage concentrée ? Les croirez-vous quand ils vous diront que chaque habitant cache un tonneau de pétrole dans sa cave et se tient prêt à mettre le feu aux quatre coins de la ville ? Dans une petite ville, nous avons connu un magistrat, jeune encore, malade imaginaire, atteint d’ankylose morale, et qui ne sortait de l’audience que pour s’asseoir au soleil, dans son cabriolet dételé. Image parfaite d’un certain bouddhisme provincial ; don Quichotte immobile traîné par une voiture sans cheval ! Cette petite bourgeoisie fermée a peur du mouvement, du bruit, de tout. Elle ressemble à la servante qu’on assoit sur un mulet pour aller à Chamounix. On part, le mulet s’ébranle : « Ô monsieur ! s’écrie-t-elle, le voilà qui marche! »

Maintenant, osez braver le préjugé et sonnez chez le révolutionnaire d’en face. Ce n’est pas assurément la fine fleur de l’éducation. Il est, comme on dit, fort en gueule : la bouche grande et taillée pour le sarcasme, la désinvolture populaire, la mise un peu débraillée, peut-être avec calcul. Il est passionné, souvent injuste. La peinture qu’il trace des abus est fort chargée. Son imagination opère sur les menus faits avec le grossissement d’une lentille. Mais là au moins on sent palpiter la vie et, même à travers le sophisme, on démêle une indignation généreuse. Dès l’abord, vous êtes captivé par un regard franc, limpide, chaleureux. Cet homme, dites-vous, peut se tromper, mais il est de bonne foi. La glace une fois rompue, il parle avec abandon, s’anime, improvise. Avec son accent mordant et son geste de tribun, il dévoile à vos yeux, derrière la surface unie de la province, le réseau compliqué des intrigues et des passions. Sous la conduite d’un tel guide, vous risquez de faire fausse route, mais non de vous ennuyer. En deux heures, il achève la dissection du département, marquant d’un mot heureux chaque région et chaque groupe. Quand il rencontre sur son chemin une personnalité politique, d’un tour de main il la déshabille. 11 vous montre le personnage vaniteux ou solennel en pantoufles, dans son intérieur, tremblant Sous le despotisme de sa femme. Il reconstitue sa généalogie, démasque ses ruses de parvenu, et soudain, dans l’histoire d’une seule famille, vous apercevez l’enchaînement de toutes les causes qui déterminent une opinion ou commandent une attitude. Par la déchirure pratiquée dans le vêtement du mannequin, vous voyez couler le son qui le remplit. D’autres fois, à la colère de l’orateur, à la vivacité de ses invectives, vous pressentez que l’adversaire dont il parle n’est plus une poupée, mais un homme de chair et d’os, violent et passionné comme