curé à chacun, selon l’état de son âme, un instant de relâche ou un rayon de lumière.
C’est une question de savoir si le progrès des mœurs politiques diminuera l’influence des cabarets. Nous avons été bercés par de belles et nobles phrases que des théoriciens polissaient dans le silence du cabinet. Tant que la liberté est restée dans les livres, elle a gardé sa virginité. Un Tocqueville, évitant de salir son style, a pu écrire trois gros volumes sur la démocratie sans évoquer une seule image vulgaire. Il engage les hommes à se voir, à combiner les moyens d’exécution. Il faut, dit-il, que « les opinions se déploient avec cette force et cette chaleur que ne peut jamais atteindre la pensée écrite. » Et tout un auditoire cultivé s’empresse d’applaudir. Mais à l’enfantement des hautes conceptions succède l’âge de l’action. Des empiriques, des orateurs de carrefour qui n’ont jamais lu Tocqueville, organisent la liberté comme ils peuvent. Ils poussent les citoyens à se sentir les coudes; ils prononcent des harangues dans les cabarets. Aussitôt la phalange libérale se voile la face. — Ce n’est point ainsi que nous comprenons la liberté. Nous ne voulons pas qu’on la traîne dans le ruisseau. — Que voulez-vous donc ? comment concevez-vous le gouvernement du peuple par lui-même ? Devra-t-il délibérer dans les clairières des forêts, à la manière des anciens Germains ? ou bien s’assembler sur la place publique, pour entendre de beaux discours comme à Rome ou à Athènes ? Donnez-lui donc aussi le climat d’Athènes ou de Rome. Sous notre ciel brumeux, avec nos mœurs casanières, le forum est là, autour de ces tables boiteuses, au milieu de la tabagie. On se dispute, on vocifère, mais de ce vacarme sortent les vœux que les représentans de la nation convertissent en formules précises. La philosophie allemande n’a point eu d’autre berceau et la politique anglaise est conduite par des brasseurs. M. Gladstone sait ce qu’il en coûte de les mécontenter. Cependant l’Angleterre est, aux yeux de l’école, la terre classique de la liberté. Alors pourquoi reculer d’horreur devant les cabarets? Au fond, notre libéralisme est un vernis léger qui s’écaille au premier choc. Il nous faut une liberté correcte, à l’usage des messieurs en habit noir et en cravate blanche.
Par un juste retour de fortune, à mesure que le nombre des cabarets augmente, l’influence personnelle des cabaretiers diminue. On rencontre encore, dans certains pays écartés, l’hôte à la Walter Scott, patriarche ventru qui tient le haut bout de la table ; il est à la fois voiturier, cultivateur et marchand. L’auberge alors est un caravansérail où se concentre tout le mouvement de la contrée, et le maître du lieu tient le fil de toutes les intrigues. Souvent une cal-