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UN DÉPARTEMENT FRANÇAIS.

Est-ce tout ? Quand même il serait sourd aux voix du dehors, le paysan retrouverait dans son propre cœur l’inquiétude du siècle, le travail des pensées lentement écloses et des convoitises mal réprimées. Nomade, il l’est lui-même, d’intention, sinon de fait. L’esprit s’envole bien loin du sillon que trace une main trop pesante. Fier et indépendant, vous l’avez peut-être éprouvé à vos dépens. Ce n’est pas lui qui endosserait, comme en Angleterre, le vêtement usé du gentleman ou qui se confondrait en révérences devant le ventre majestueux d’un grand seigneur. Il met plutôt un peu de malice à ne pas ranger trop vite sa carriole lorsqu’il croise le break du châtelain. On peut suivre de province en province le changement de ses allures et constater que, plus il se rapproche des grands centres, plus il devient récalcitrant au coup de chapeau. La même différence existe d’une génération à l’autre. Vous visitez une de vos fermes. Une petite vieille encore alerte vous accueille avec un sourire ému et une humilité touchante. Elle a deux accens dans la voix : l’un, bref et incisif, pour ses égaux ; l’autre, attendri et béat, pour votre usage particulier. Elle se désole de n’avoir rien d’assez bon à vous offrir ; elle se multiplie, tombe en extase devant vos bottes humides. Puis ce sont des retours vers le passé : — « Voilà cent ans, mon bon monsieur, que nos gens sont les fermiers de votre famille. » — Sa vanité d’un autre âge, greffée sur la vôtre, cite, comme titre de noblesse, un siècle de dépendance honorable. Cependant , le fils arrive à son tour et le ton change. Il vous observe et règle son maintien sur le vôtre : silencieux et narquois, si vous le prenez de haut, confiant si vous le traitez en égal. La conversation s’engage : vous apprenez avec étonnement qu’il songe à prendre un autre métier, et, peut-être, à s’expatrier. La ferme ne va pas mal, mais elle l’ennuie. Il donne des prétextes : les ouvriers sont rares, la récolte incertaine. Au fond, ce qui l’agite, c’est le besoin du changement. Il a un cousin à Montevideo; un voisin s’est établi boulanger à Paris et gagne « des mille et des cents. » Vous pensiez trouver une idylle dans une chaumière ; vous rencontrez sous la blouse le tourment de l’inconnu dont vous souffrez vous-même. Faites l’expérience n’importe où. Regardez les photographies pendues au manteau de la cheminée, entre la poire à poudre et le vieux fusil de chasse. Il y a beaucoup à parier que les fils, les frères, les oncles sont dispersés aux quatre coins du monde et dans toutes les professions. En présence de cette fermentation générale, les classifications les mieux établies disparaissent et les clôtures fragiles s’écroulent. En vain, quelque disciple naïf de l’excellent Le Play cultive dans une campagne reculée son petit système patriarcal. Il sent bientôt