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dans une attitude respectueuse, se tiendraient les tabellions, médecins, gens de loi et de finance, trop heureux de faire antichambre au château. Plus bas encore les petits propriétaires et les fermiers auraient le droit de nourrir certaines ambitions, par exemple celle de devenir marguilliers, sous la condition expresse de ne jamais tourner les yeux vers les grandes villes. Enfin, dans le sous-sol, habiterait la foule des travailleurs à gages et autres croquans de même farine. Il va sans dire que ce populaire devrait être enrégimenté par les chefs d’emploi et s’interdire toute aspiration désordonnée.

Cet ordre, sans doute, est admirable : il n’a que le tort d’être absolument chimérique. La poussée est trop forte. L’esprit d’émancipation s’infiltre dans les institutions les mieux fermées. Il se précipite le long des chemins de fer, s’engouffre avec les locomotives à travers monts et vallées, vibre dans les fils télégraphiques. Il séjourne et s’accumule dans les villes populeuses et en sort tout chargé d’électricité pour se répandre jusque dans les derniers villages. Tout lui sert de véhicule ou d’aliment : — l’école, qui éveille les cerveaux et les imprègne des passions du jour; — l’armée, qui entraîne les cultivateurs dans les garnisons lointaines et secoue, au seuil de la virilité, l’engourdissement de la vie rurale; — les journaux, distribués à foison, colportés et criés jusque dans les hameaux, sorte de clameur confuse où la vérité et l’erreur se mêlent à dose presque égale; — les commis-voyageurs, débitant, avec leurs échantillons, les lieux-communs usés et les paradoxes défraîchis ; — les marchands d’orviétan politique, les programmes à sensation, les harangues, les affiches ; — les ouvriers qui vont de village en village porter leurs bras ; — les passans qui ne vont nulle part, errent d’un bout de la France à l’autre à la recherche d’une occasion et d’un morceau de pain, traînent dans leurs poches un vieux certificat d’indigence et mendient à la porte des préfectures, tout prêts, d’ailleurs, à soulever la plèbe contre l’autorité s’il y a quelque chose à gagner ; — enfin, tous les agens insaisissables qui sèment ou récoltent le mécontentement, prêchent au paysan le dégoût de sa condition et le poussent vers les grandes villes par l’amorce d’un gros salaire , sans lui parler de la dépense , plus lourde encore. C’est ainsi qu’au moyen âge, toute une population nomade, moines ou mendians, charlatans ou prédicateurs, marchands de drogues ou chansonniers, allaient et venaient entre les petites communautés fixes et portaient jusqu’aux extrémités du territoire une étincelle de révolte ou de fanatisme[1].

  1. J.-J. Jusserand, la Vie nomade au moyen âge ; Hachette, 1884.