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-t-il avec indignation. C’est ainsi que vous prenez la vie, vous qui ne savez pas la donner ! Quelle miséricorde pouvez-vous attendre des dieux, si vous qui êtes des dieux pour les animaux, vous n’en avez pas pour eux ? Honte à vous ! car ces pauvres bêtes sont meilleures que vous. Elles vous donnent le doux tribut de leur lait et de leur laine. Elles ont confiance dans la main qui les tue ! » À ces mots, le roi Bimbisâra, qui assistait au sacrifice, joignit les mains et regarda le Bouddha très étonné. Tous furent conquis. Les prêtres jetèrent au vent le feu de l’autel et le couteau du sacrifice.

La renommée du Bouddha s’était répandue dans toute l’Inde ; elle avait franchi les royaumes, les fleuves, les chaînes de montagnes ; elle était venu retentir jusqu’au versant lointain de l’Himalaya, dans la ville de Kapilavastou, d’où Çâkya-Mouni s’était enfui jadis, abandonnant son père, sa femme et sa couronne pour conquérir la vérité. Le roi Çouddhôdana vivait sombre et chagrin dans son palais. Ses rêves de grandeur, ses plus beaux espoirs avaient été déçus. Il portait le deuil de son fils comme s’il était mort. La femme de celui qui s’était appelé jadis le prince Siddârtha passait sa vie comme une pénitente dans les jardins du pavillon d’été, au bord des étangs de lotus, avec son fils Rahoula, à pleurer le départ de celui qu’elle aimait toujours.

Cependant le roi Çouddhôdana, ayant appris que son fils était devenu le plus grand Richi de l’Inde et que sa parole avait plus de pouvoir que celle des rois, voulut le voir. Il lui envoya plusieurs messagers et leur ordonna de lui parler en ces termes : « Le roi Çouddhôdana prie le prince Siddârtha de venir en son domaine, de peur que le roi ne meure avant d’avoir revu la face de son fils. » Yasôdhara, de son côté, lui fit dire : « La princesse de ta maison, la mère de Rahoula, désire voir ta face. Si tu as trouvé plus que tu n’as perdu, elle en demande sa part ; mais plus que tout elle te demande toi-même. » Quand les messagers entrèrent dans le jardin des bambous, ils trouvèrent le Bouddha expliquant la loi devant une grande foule. Ils furent tellement ravis par la parole et le visage du maître qu’ils restèrent suspendus à son discours plein de compassion, d’autorité, parfait, pur, éclairant tout et sortant de ses lèvres sacrées. Comme des abeilles attirées hors de leur ruche par la fleur du môgra, les envoyés l’un après l’autre en écoutant le Bouddha oubliaient leur message et se mêlaient au train du maître. L’un d’eux enfin se boucha les oreilles avec du coton et ainsi il put parler. Le Bouddha répondit : « Sûrement je viendrai. C’est mon devoir et ma volonté qu’aucun homme ne cesse de rendre respect à ceux qui lui ont donné la vie. »

Une foule immense stationnait devant la ville de Kapilavastou pour assister à l’entrée du Bouddha. On avait semé des fleurs et