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LA LÉGENDE DU BOUDDHA.

dhara parvint à le ramener près d’elle de ses bras caressans et de ses yeux d’antilope amoureuse.

Le prince commanda à son cocher Channa de préparer un char pour faire, le lendemain au grand jour, une promenade dans la ville. Il était las de sa prison, il voulait voir ce que faisait le monde. Le roi Çouddhôdana, ayant été informé de ce projet, ordonna aux habitans de se mettre en fête pour recevoir son fils. Le lendemain, Siddârtha traversa solennellement la ville sur un char traîné par des bœufs ; le peuple l’acclamait ; tous les visages étaient en joie. Mais, au tournant d’une rue, le prince vit sortir d’un groupe un être chancelant, vieux et misérable. Il n’avait plus que les os et la peau. Ses genoux tremblaient. Sa voix chevrotante demandait des aumônes. « Qu’est-ce que cet être qui ressemble à peine à un homme demanda Siddârtha au cocher. — Doux prince, dit Channa, c’est un homme très vieux. Autrefois il était droit et fort et beau comme vous. Les années l’ont rongé peu à peu. Sa vie maintenant n’est plus qu’une pauvre étincelle. Mais qu’est-ce qui fait réfléchir Votre Hauteur ? — Est-ce là le destin de tous les hommes, reprit le prince, le mien et celui de Yasôdhara ? — De tous, dit Channa, s’ils vivent assez longtemps. — Alors retourne au palais. J’ai vu ce que je ne pensais pas voir. »

Siddârtha rentra dans sa demeure tout pensif et tout triste. Yasôdhara se jeta à ses pieds en soupirant : « À quoi penses-tu ? » Il resta longtemps sans répondre : « Tes lèvres sont parfumées, dit-il enfin, mais bientôt elles vont se flétrir. Tes bras sont florissans, mais bientôt ils vont se dessécher. À quoi je pense ? Je me demande comment l’amour pourrait échapper à son meurtrier, le temps. »

Cette nuit, le roi Çouddhôdana fit des rêves effrayans. Il crut voir son fils assis sur un char éblouissant, traîné par quatre chevaux, brillant comme des éclairs, qui traversaient son royaume au triple galop, écrasant tout sur leur passage. Puis il crut voir tourner une roue immense, ayant un soleil à son centre et dont le roulemen produisait à la fois du feu et de la musique. Puis encore il vit son fils battre le tambour, et de ce tambour sortit un orage formidable qui enveloppa la moitié de la terre. Quand il s’éveilla, un messager était debout devant son lit : « Maharaja ! dit-il, ton fils demande à voir la ville, non pas en prince, mais en inconnu et comme un étranger, afin de mieux connaître ses futurs sujets. — Il a raison, dit le roi ; qu’il aille. »

Ce jour-là donc, Siddârtha sortit à pied avec Channa. Ils étaient déguisés en marchands. Personne ne les reconnaissait.


Dans une ruelle, il entendit une voix triste crier : « Aidez-moi, maîtres, aidez-moi ! » C’était un malheureux, frappé d’une maladie mortelle,