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sombre visage en était banni ; la tristesse y passait pour un crime. De hauts remparts fermaient le jardin, masquaient le dehors. Chaque issue avait trois portes d’airain et cent guerriers pour la garder. — Ainsi la vie trompée coulait dans ce paradis comme un fleuve entre deux rives fleuries.

Quoique plongé dans l’ivresse de l’amour, Siddârtha n’était pas heureux. Ses plaisirs le suffoquaient ; il avait d’étranges inquiétudes. Les ombres de la méditation passaient sur sa joie comme les ombres des nuages sur un lac d’argent. Tandis que celui qui devait être le Bouddha dormait sur le sein gonflé de sa bien-aimée, son âme s’échappait en de longs voyages. Parfois, du fond de son sommeil, il croyait entendre des plaintes étouffées, des cris lointains. Étaient-ce les voix éparses du monde, de son royaume qui l’appelaient ? Étaient-ce des malheureux qui tendaient leurs bras vers lui ? Alors il s’éveillait en sursaut et s’écriait : — « J’entends, je sais, je viens ! » — Et la belle Yasôdhara, ne sentant plus la tête chérie sur son sein, se réveillait aussi et disait : — « Qu’est-ce qui manque à mon seigneur ? — Je ne sais pas, » répondait Siddârtha. Mais la pitié qui paraissait dans son regard avait quelque chose d’effrayant, et son visage était comme celui d’un dieu. Quelquefois, pour calmer ses angoisses, Siddârtha demandait le son des instrumens à cordes. Mais les cordes disaient en frémissant : — « La vie humaine est comme le vent : un soupir, un sanglot ; l’entends-tu ? C’est un souffle, un cyclone qui passe. » — Souvent, après le coucher du soleil, il appelait les femmes de Yasôdhara, qui, parées et coquettes, le sourire aux lèvres, accouraient à l’appel de leur maître. On s’asseyait sur une des terrasses du pavillon, Siddârtha et Yasôdhara au milieu, les femmes en demi-cercle, groupées en molles attitudes : l’une, à demi renversée sur des coussins, agaçait les cordes d’argent de la vina, les yeux au ciel ; l’autre souriait d’un regard oblique à l’idée folâtre de sa voisine ; une troisième tempérait de ses longs cils à demi baissés la volupté rêveuse de son regard. Un soir, le prince dit à l’une des chanteuses : — « Conte-moi une histoire qui m’apprenne quelque chose de ce vaste monde dont je ne sais rien. » — La chanteuse commença les aventures de Rama. Mais Siddârtha écoutait d’un air distrait : — « Eh quoi ? reprit-il, toujours des dieux et des gens heureux ! Ne sais-tu rien des cœurs sans nombre, des malheureux et des inconnus qui sont derrière ces remparts et qui peut-être ont besoin de notre aide ? — Seigneur, on ne m’a point parlé d’eux, dit la belle. — Ah ! vous ne savez rien, vous ne sentez rien, s’écria le prince en se levant. Que ne puis-je voir les peuples du couchant ! Qu’on me donne un cheval pour chevaucher sur toute la surface de la terre ! » — Et il étendait ses bras vers l’Occident, où le jour se mourait dans une sombre fournaise. À grand’peine Yasô-