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LA LÉGENDE DU BOUDDHA.

guérir la blessure. « Ce cygne m’appartient par le droit de chasse, » dit Dévadatta, montrant sa flèche ensanglantée. — Non pas, dit Siddârtha, cet oiseau est à moi par un droit supérieur. Je l’ai pris sous ma protection et tu ne me l’enlèveras pas. Ta flèche ne peut rien contre ma pitié. Par ce même droit des milliers d’êtres m’appartiendront. J’enseignerai la compassion aux hommes et je serai l’interprète des douleurs muettes. »

Siddârtha ne connaissait encore de la douleur du monde que les gouttes de sang sur l’aile d’un cygne. Mais le premier tressaillement de son cœur avait fait jaillir son âme et réveillé son esprit en sursaut. Il savait maintenant que cette âme était la sœur de toutes les souffrances ; mais ces souffrances, les connaîtrait-il ? Il sentait un vague désir d’étreindre le monde ; mais ce monde comment le trouver ? — Dans la belle saison, le roi son père l’emmenait souvent à la campagne pour lui faire goûter la beauté de son domaine. Il lui montrait les ruisseaux babillards sous les palmiers, le limon rouge labouré par les buffles, les nids jaseurs au fond des jungles. Les paons rouges volaient autour des temples et le bruit sauvage du tambour annonçait une noce. Siddârtha regardait. Ses yeux se réjouissaient, mais son cœur ne se réjouissait pas. Il roulait en lui-même ces pensées : « Le lézard mange la fourmi, le serpent le lézard et l’autour les dévore tous les deux. L’épervier des étangs dispute sa proie à la loutre. La pie-grièche chasse le bulbul, qui chasse les papillons émaillés. Chacun tue pour être tué à son tour ; le meurtre est partout ; la vie se nourrit de la mort. » Après ces promenades, il allait s’asseoir à l’écart en réfléchissant au grand problème du mal dans la vie. Il se disait : « Quelle est sa source lointaine ? et où est le remède ? » Mais à cela il ne trouvait pas de réponse.

Déjà Siddârtha avait atteint l’âge de dix-huit ans. Son père, le voyant toujours méditer comme un richi, devint fort inquiet. Il rassembla ses ministres et leur dit : « Je n’ai qu’un désir : que mon fils domine sur les royaumes. Mais j’ai peur qu’il ne prenne le chemin triste et bas de l’abnégation et des peines pieuses. Comment tourner ses pieds vers la voie fière qui lui donnera l’empire du monde s’il veut régner ? » — Le plus âgé des ministres répondit : « Maharaja ! l’amour guérira ce léger désordre. Tisse le charme des ruses féminines autour de son cœur oisif. Que sait-il des yeux qui font oublier le ciel et du baume des lèvres ? Les pensées que tu n’arrêteras pas avec des chaînes d’airain, une femme les liera avec sa chevelure. — Mon fils, dit le roi, ne se prendra pas à la volupté, il ne se prendra qu’à l’amour. Comment trouver celle qui touchera son cœur ? » — Le vieillard réfléchit un instant et reprit : — « Ordonne une fête, un concours de beauté, où les premières filles du royaume défileront devant ton fils pour recevoir des récompenses.