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les rides de son visage décharné et l’éclat de ses yeux, voulut mettre l’enfant à ses pieds. Mais il dit : « Pas ainsi, reine ! » et lui-même se prosterna devant l’enfant. Puis se relevant, il ajouta : « roi, c’est la fleur de l’arbre humain qui ne s’ouvre qu’une fois en bien des myriades d’années, mais qui, une fois ouverte, remplit le monde du parfum de la sagesse et du miel de l’amour. De ta racine royale va jaillir un lotus céleste. » Après avoir vénéré l’enfant, le richi partit comme il était venu, et jamais on ne le revit. Et le roi pensa en lui-même : « Ce message m’annonce que mon fils sera le plus grand des monarques et qu’avec ses armées il asservira toutes les autres. » Mais la reine Maya, perdue en un songe, s’éteignit sans douleur après sept jours, comme si les Dévas la jugeaient trop sacrée pour un autre enfantement.

On donna pour maître au jeune Siddârtha le sage Viçvâmitra, qui lui enseigna l’écriture, l’arithmétique et les langues. Il apprenait avec une telle facilité qu’il en sut bientôt aussi long que son maître. Mais il ne faisait pas montre de son savoir. Quand Viçvâmitra lui expliquait comment il fallait s’y prendre pour compter jusqu’à cent, Siddârtha écoutait avec des yeux humbles et attentifs. Quand le sage priait l’enfant de compter à son tour, il comptait, comptait sans s’arrêter ; il énumérait les dizaines, les centaines, les milliers et les millions, il semblait vouloir compter les grains de sable de la mer et les étoiles du ciel, si bien que Viçvâmitra lui dit un jour : « Doux prince, tu viens à mon école seulement pour me montrer que tu sais tout sans les livres et que ta modestie égale ton savoir. »

Le fils de Çouddhôdana était royal de mine, mais plein de douceur dans ses manières. Comme il grandissait, on vit qu’il était d’un sang intrépide, quoique tendre de cœur. Il n’y avait pas de cavalier plus audacieux à poursuivre les gazelles, pas de conducteur plus ardent à la course des chars. Mais sur un point il ne ressemblait pas aux autres. Souvent, lancé au galop sur son cheval, l’arc tendu, il voyait passer la gazelle épouvantée en bonds rapides ; mais au lieu de lâcher la flèche, il s’arrêtait pris d’un soudain tremblement, et laissant là ses compagnons de chasse, il s’en allait dans un rêve étrange de tristesse et de compassion. — Un jour qu’il se promenait avec son cousin Dévadatta dans le jardin royal, ils virent passer très haut dans l’air un vol de cygnes sauvages dont la longue file se dirigeait vers l’Himalaya. Dévadatta tendit son arc et la flèche partit. Quelques instans après le cygne conducteur de la troupe voyageuse tomba, l’aile blessée, sur le gazon. Aussitôt Siddârtha courut le ramasser et coucha l’oiseau sur ses genoux. Après avoir caressé doucement ses plumes hérissées, il tâcha d’apaiser les battemens de son cœur ; puis il chercha des feuilles et du miel pour