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40 kilomètres, cette position était difficile à aborder; mais elle était, si l’on peut dire, inquiétante à défendre. En raison du peu de largeur du plateau, les coalisés, s’ils étaient délogés des crêtes auraient pu difficilement se reformer. De plus, le plateau au nord s’abaisse jusqu’à l’Aisne par des pentes assez raides. Dans l’hypothèse d’une défaite, la retraite était impossible à l’ennemi. Les troupes de Blücher eussent été culbutées dans les ravins avec leur artillerie, et une fois acculées à l’Aisne, elles auraient été forcées de mettre bas les armes. Si donc l’on pèse les avantages et les inconvéniens de cette position pour la défense, si l’on considère la supériorité numérique et aussi la confusion, le découragement, l’extrême fatigue de l’armée de Blücher, si l’on tient compte du génie tactique de l’empereur, de l’élan et de la ténacité de ses troupes, tout porte à penser qu’une bataille livrée sur le plateau de Fismes eût eu pour issue, non point certaine mais probable, la victoire de Napoléon[1].

Selon les ordres de l’empereur, le général Moreau fut incarcéré dès son retour à Paris et comparut devant un conseil d’enquête où siégeaient les généraux de division Gassendi, Compans et Chastel. Après avoir pris connaissance des faits, entendu les témoins et interrogé Moreau, le conseil décida que l’ex-commandant de Soissons devait être traduit en conseil de guerre pour n’avoir pas défendu la place « autant qu’il le pouvait et le devait[2]. » Heureusement pour Moreau, qui encourait la peine capitale, le conseil d’enquête ne rendit son avis que le 24 mars, cinq jours avant l’arrivée des coalisés sous Paris. Au milieu des inquiétudes, du trouble, de la démoralisation qui régnaient, personne ne pensait à faire du zèle. Ou les procédures ne furent pas commencées, ou elles furent menées sans vigueur et bientôt abandonnées. Moreau fut un des premiers à se rallier aux Bourbons. Le 7 avril 1814, le lendemain du jour où le sénat décréta l’acte constitutionnel, Moreau écrivit au prince de Bénévent une lettre se terminant par ces mots : « J’ai l’honneur de prier Votre Altesse Sérénissime de vouloir présenter au gouvernement l’offre de mes services pour la cause de Sa Majesté Louis-Stanislas-Xavier et me classer dans

  1. La bataille de Craonne fut gagnée le 7 mars dans des conditions moins favorables encore. Le plateau de Craonne est d’un accès plus difficile, sa moindre étendue en longueur permet la concentration des défenseurs. Sa configuration fait que, repoussés des crêtes, les défenseurs peuvent se reformer au milieu de la position pour résister de nouveau. Enfin la ligne de retraite en est commode. Quant au nombre des combattans, il était à peu près dans les mêmes proportions : 30,000 Français contre 50,000 Russes.
  2. Rapport du conseil d’enquête sur la capitulation de Soissons. (Archives de la guerre.)