Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 70.djvu/555

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

aucun des motifs d’humanité qui auraient pu arrêter, au XVIe siècle, les bourreaux chrétiens, n’existe pour eux. A leurs yeux, les rayas ne sont que du bétail, comme le mot le dit. Mettez à la place des Turcs des Européens, useront-ils de procédés plus doux ? Hélas ! trop souvent les situations font les hommes. Il est complètement inutile de prêcher le respect de la justice à des maîtres tout-puissans, qui tremblent de voir s’élever contre eux des millions d’infortunés, dont les forces augmentent chaque jour. Ce qu’il faut faire, c’est mettre un terme à une situation funeste qui transformerait des anges en démons.

Voici un tableau sommaire des impôts existant en Bosnie, sous le régime turc, avec leur rendement moyen. Cela peut avoir quelque intérêt, parce que l’Autriche a dû les conserver en grande partie et aussi parce que le même régime fiscal est encore en vigueur dans les provinces de l’empire ottoman : 1° la dîme (askar) prélevée sur tous les produits du sol : récoltes, fruits, bois, poissons, minerais, produit de 5 à 8 millions de francs ; 2° le verghi, impôt de 4 par 1, 000 sur la valeur de tous les biens-fonds, maisons et terres, valeur fixée dans les registres des tapous ; impôt de 3 pour 100 sur le revenu net, industriel ou commercial ; impôt de 4 pour 100 sur le revenu des maisons louées : produit de ces trois taxes, environ 2 millions de francs ; 3° laskera-bedelia, impôt de 28 piastres (1 piastre, 0 fr. 20 à 0 fr. 25) par tête de mâle adulte chrétien, pour l’exempter du service militaire ; cet impôt remplaçait l’ancienne capitation, le harasch, mais il était deux fois plus lourd ; il avait produit, en 1876, 1, 350, 000 francs ; 4° impôt sur le bétail, 2 piastres par mouton ou chèvre, 4 piastres par tête de bête à cornes de plus d’un an : produit, en 1876, 1, 168, 000 francs ; 5° impôt de 2 1/2 pour 100 sur la vente des chevaux et des bêtes à cornes ; 6° taxes sur les scieries, sur les timbres, sur les ruches, sur les matières tinctoriales, sur les sangsues, sur les cabarets, etc. : produit, 1,100,000 francs. Taxes très variées et compliquées sur le tabac, le café, le sel : produit, 2 à 3 millions. Total des recettes du fisc, environ 15 millions, ce qui, à répartir sur une population de 1,158,453 habitans, fait environ 13 francs par tête. C’est peu, semble-t-il. Un Français paie huit à neuf fois plus qu’un Bosniaque. Cependant le premier porte jusqu’à présent son fardeau assez allègrement, tandis que le second succombait et mourait de misère. Motif de la différence : en France, pays riche, tout se vend cher ; en Bosnie, pays très pauvre, on ne peut faire argent de presque rien. Ici, ces nombreux impôts étaient très mal assis et, en outre, perçus de la façon la plus tracassière, la plus inique, la mieux faite pour décourager le travail. C’est ainsi que la taxe sur le tabac en entravait la culture et il en était de même pour tout. Quand elle fut introduite dans le district de Sinope, en 1876, la