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Elles ont à côté d’elles des mouchoirs et des serviettes brodées qu’elles désirent vendre. Mais elles ne font pas un geste et ne disent pas un mot pour y réussir. Elles attendent immobiles, disant le prix quand on le leur demande, mais rien de plus. Agissent-elles ainsi en raison de leurs idées fatalistes, ou parce qu’elles ont le sentiment qu’en s’occupant de vendre, elles font une chose qui n’est guère permise aux femmes, parmi les mahométans ? Combien aussi la manière de faire du marchand musulman diffère de celle du chrétien et du juif ! Le premier n’offre pas et ne se laisse pas marchander : il est digne et ne veut pas surfaire. Les seconds se disputent les cliens, offrent à grands cris leurs marchandises et demandent des prix insensés, qu’ils réduisent à la moitié, au tiers, au quart, finissant toujours par rançonner l’acheteur. La broderie des étoffes, des mouchoirs, des serviettes, des chemises est la principale occupation des femmes musulmanes. Elles ne lisent pas, s’occupent peu du ménage, ne font pas d’autre travail de main et chaque famille met sa vanité à avoir le plus possible de ce linge de prix. Elles confectionnent ainsi des objets brodés de fils d’or et de soie qui sont de vraies œuvres d’art et qu’on conserve de génération en génération.

Comme les négocians de Londres, les musulmans qui ont un échoppe dans la Tchartsia n’y logent pas, ils ont leur demeure parmi les arbres, sur les collines des environs. Ils viennent ouvrir les deux grands volets de leur boutique-atelier, le matin, vers neuf heures, et ils la ferment le soir, au soleil couchant, et parfois aussi pendant le jour, pour aller faire leurs prières à la mosquée. Nulle part, les prescriptions de l’islam n’ont d’observateurs plus scrupuleux que parmi ces sectateurs de race slave.

Par déférence mutuelle, la Tchartsia chôme trois jours par semaine : le vendredi, jour férié des musulmans ; le samedi, pour le sabbat des juifs ; et le dimanche à cause des chrétiens. Aujourd’hui jeudi, la place et les rues avoisinantes sont encombrées de monde. L’aspect de cette foule est plus complètement oriental que je ne l’ai vu même en Égypte, parce que tous ici, sans distinction de culte, portent le costume turc: le turban rouge, brun ou vert, la veste brune et les larges pantalons de zouave, rouge foncé ou bleu. Cela fait un vrai régal de couleurs pour les yeux. On reconnaît la race dominante non à son costume, mais à son allure. Le musulman, aga ou simple marchand, a l’air fier et dominateur. Le chrétien ou le juif a le regard inquiet et la mine humble de quelqu’un qui craint le bâton. Voici un beg fendant la foule sur son petit cheval, qui tient la tête haute comme son maître. Devant ses serviteurs qui le précèdent, chacun s’écarte avec respect. C’est le seigneur du moyen âge. Des rayas en haillons viennent vendre des moutons, des oies, des dindons et des truites.