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sert d’auvent; celui d’en bas retombe et devient le comptoir, où sont étalées les marchandises et où se tient assis le marchand, les jambes croisées. Les maisons turques ici sont ordinairement carrées, couvertes de planchettes de chêne. Un rez-de-chaussée bas sert de magasin ou même parfois d’étable. Le cadre et les cloisons de la construction sont toujours en solives ; les parois sont en planches ou, dans les demeures pauvres, en torchis. Le premier étage débordant le soubassement, le surplomb est soutenu par des corbeaux en bois, ce qui produit des effets de saillies et de lumières très pittoresques. Seulement il ne faut pas oublier qu’en Bosnie les musulmans forment la classe aisée; ils sont marchands, boutiquiers, artisans, propriétaires, très rarement simples cultivateurs ou ouvriers. L’habitation est divisée en deux parties ayant chacune son entrée distincte : d’un côté, le harem, pour les femmes, de l’autre, le selamlik pour les hommes. Quoique le musulman bosniaque n’ait qu’une femme, il tient aux usages mahométans bien plus que les vrais Turcs. Les fenêtres, du côté des femmes, sont garnies d’un grillage en bois ou en papier découpé. J’aperçois un numéro de la Newe freie Presse transformé en moucharabie. Du côté des hommes, s’étend un balcon-vérandah, où le maître de la maison est assis, fumant sa pipe.

La rue se remplit des types les plus divers. Des pâtres à peine vêtus d’une grosse étoffe blanche en lambeaux, avec un chiffon autour de la tête en forme de turban, ramènent du pâturage des troupeaux de buffles et de chèvres, qui soulèvent une poussière épaisse, dorée par le soleil couchant. Ces pauvres gens représentent le raya, la race opprimée et rançonnée; ce sont des chrétiens. Quelques femmes, la figure cachée sous le yachmak et tout le corps sous ce domino qu’on appelle feredjé, marchent comme des oies ; semblables à des ballots mouvans, elles rentrent chez elles. Des enfans, filles et garçons, avec de larges pantalons roses ou verts et de petites calottes rouges, jouent dans le sable; ils ont le teint clair et de beaux yeux noirs très ouverts. Des marchands juifs s’avancent lentement, enveloppés d’un grand caftan garni de fourrure, — en juin; avec leur longue barbe en pointe, leur nez d’Arabe et leur grand turban, ils sont admirables de dignité et de noblesse. Bida devrait être ici. Ce sont les patriarches de la terre de Canaan. Des maçons italiens, à la culotte de velours de coton jaune et toute maculée de mortier, la veste jetée sur l’épaule droite, quittent l’ouvrage en chantant. C’est le travail européen qui arrive : des maisons occidentales s’élèvent. Un grand café à la viennoise se construit, à côté des petites auberges en planches, en face de la gare. Déjà, dans une cantine où l’on vend du