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droites, bordées de maisons blanches, sans aucun caractère distinctif, Bosna-Brod, au contraire, est une véritable bourgade turque. Nulle part je n’ai vu le contraste entre l’Occident et l’Orient aussi frappant. Deux civilisations, deux religions, deux façons de vivre et de penser complètement différentes sont ici en présence, séparées par une rivière. Il est vrai que pendant quatre siècles cette rivière a séparé en réalité l’Europe de l’Asie. Mais le caractère musulman disparaîtra rapidement sous l’influence de l’Autriche. Un grand pont de fer à trois arches franchit la Save et met Serajewo en communication directe avec Vienne et ainsi avec l’Occident. En vingt heures on arrive de Vienne à Brod, et le lendemain soir on est au cœur de la Bosnie, dans un autre monde. Au moment où je traverse le pont, le soleil couchant teint en rouge les remous des eaux jaunâtres. La Save est large comme quatre fois la Seine à Paris. L’aspect en est grand et mélancolique. Les rives sont plates : le courant mine librement les berges d’argile. La végétation manque, sauf quelques hauts peupliers et, sur les bords du fleuve, un groupe de saules, dont les racines ont été mises à nu par les glaces et qu’une crue prochaine emportera vers la Mer-Noire. Dans une petite anse, sur l’eau qui tourne en rond, flotte la charogne d’un buffle au ventre ballonné, que les corbeaux dépècent et se disputent. Des deux côtés s’étendent de vastes plaines vertes, inondées à la fonte des neiges. A droite, on aperçoit, vers le couchant, le profil bleuâtre des montagnes de la Croatie, et à gauche, les sommets plus élevés qui dominent Banjaluka. Sur la Save, qui forme une admirable artère commerciale, nulle apparence de navigation, nul bruit, sauf le croassement d’innombrables légions de grenouilles, qui entonnent en chœur leur chant du soir.

Bosna-Brod est formé d’une seule grande rue, le long de laquelle les maisons sont bâties sur des pilotis ou sur des levées, pour échapper aux inondations de la Save. Voici d’abord la mosquée au milieu de quelques peupliers. Elle est toute en bois. Le minaret est peint de couleurs vives : rouge, jaune, vert. Le muezzin est monté dans la petite galerie ; il adresse à Dieu le dernier hommage de la journée ; il appelle à la prière de l’Aksham ou du crépuscule. Sa voix, d’un timbre aigu, porte jusque dans les campagnes voisines. Ses paroles sont belles ; même en me rappelant l’ode de Schiller, die Glocke, je les préfère aux sous uniformes des cloches : « Dieu est élevé et tout-puissant. Il n’y a pas d’autre Dieu que lui et point d’autre prophète que Mahomet. Rassemblez-vous dans le royaume de Dieu, dans le lieu de la justice. Venez dans la demeure de la félicité. » Les cafés turcs ont portes et fenêtres ouvertes ; pas un meuble, sauf, tout autour, des bancs en bois où sont assis les Bosniaques