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portera sa charge sans compensation. Or, en démocratie, pour savoir si une institution est supportable, il ne faut pas considérer de quel poids elle pèse, mais sur combien d’hommes elle porte. Les incommodités les plus minimes, si elles frappent un grand nombre, soulèvent l’opinion ; les injustices les plus criantes, si elles atteignent seulement quelques-uns, n’excitent que des plaintes sans écho. Voilà pourquoi la loi qu’on défend ici joint à ses autres avantages un avantage sans lequel les autres n’existent pas : elle sera stable.

Par la même raison, elle restaurera l’esprit militaire. Le jour où les citoyens ne craindront plus, dans toute complication politique, le danger d’un appel sous les drapeaux, mais verront tout prête à l’action une armée de soldats payés pour se battre, ils deviendront plus soucieux des intérêts du pays au dehors, moins rebelles aux entreprises avantageuses, bons gardiens d’un honneur qu’ils n’auront pas à défendre eux-mêmes. A proportion qu’ils se font plus sûrs de leur repos, ils seront plus sensibles au prestige militaire, plus fiers de l’armée, plus passionnés pour la gloire. La gloire est le sang des autres. Et, si peu héroïque soit-il, ce patriotisme du plus grand nombre fera naître chez quelques-uns des sentimens plus nobles que lui. La renommée des soldats, la gratitude rendue à leurs services, l’enthousiasme soulevé par leurs succès inspirera de généreux désirs et ne laissera pas périr la race de ceux auxquels ils ne suffit pas d’applaudir la victoire. Par cela seul que la justice rendue pur ceux qui ne combattent pas à ceux qui combattent deviendra un hommage national, elle sera féconde : honorer le courage, c’est le créer.


V

Il faut conclure ; c’est-à-dire opter. L’armée construite d’après un plan politique répond mal aux besoins de la guerre, l’armée établie avec l’unique souci de créer la puissance militaire est seule conforme à l’intérêt social. Quel obstacle empêche que la meilleure l’emporte ? Le despotisme de deux formules. Elle n’emprunte rien de sa force à l’égalité, elle ne la met pas tout entière dans le nombre.

Ne jugerons-nous pas enfin les mots qui semblent nous interdire de penser ? L’égalité est-elle l’unique bien qu’une démocratie doive assurer ? L’important est-il que les hommes aient une destinée semblable ou une destinée heureuse ? et, s’il est un moyen de faire les uns moins pauvres, les autres plus libres, de réduire le fardeau de presque tous, de donner, dans l’intérêt de la société elle-même, l’essor aux intelligences et aux activités, de tels avantages ne