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genres de vie. Mais les plus désintéressées des carrières ne dépouillent pas l’homme de la condition commune : pour vivre il faut un gain. Les plus incertaines lui donnent l’espoir, sinon de la fortune, au moins du pain quotidien. Les plus élevées, si elles n’offraient qu’une existence précaire et une misère certaine dans l’avenir, garderaient-elles nombre de fidèles ? L’état ne l’ignore pas : pour assurer le recrutement de celles dont il a besoin, il y attache des avantages matériels dont les moindres assurent ceux qui les adoptent contre les besoins du présent et ceux de la vieillesse. Qu’offre l’armée à l’homme incapable d’exercer un commandement, mais animé par l’ambition de bien servir et attaché par goût à ce métier ? Aucun gain dans le présent, aucune ressource dans l’avenir, pas même le droit de rester tant qu’il est valide près du drapeau. Ce n’est pas une carrière, c’est une impasse. Après quelques années le soldat le meilleur est chassé par l’âge avec les économies faites sur une solde de cinq sous par jour, sans qu’il ait chance de trouver dans la vie civile emploi du service acquis dans son état, sans que son état lui ait laissé le loisir d’acquérir les connaissances utiles dans la vie civile. On se lamente sur la décadence des goûts militaires : on devrait admirer plutôt qu’il se trouve encore par an quelques milliers de volontaires pour affronter une semblable destinée. La société laisse libre ou favorise toutes les carrières, une seule exceptée, celle de soldat, et, par la misère dont elle l’entoure, elle l’étouffe.

Sans doute si l’état devait assurer aux soldats de vocation une solde ou des retraites, la dépense serait excessive. Mais le rem pi cernent fournit à ces soldats les ressources que le budget ne possède pas ; il satisfait, par la libéralité des particuliers, à une dépense d’intérêt public. Tant qu’il a existé, les vocations n’ont pas fait défaut. Le prix du remplacement assurait à l’homme un gain à peu près égal à ce qu’il aurait obtenu dans un autre métier ; c’était assez. Chaque année 30 à 40,000 conscrits, le tiers ou la moitié du contingent, se faisaient remplacer. Jamais il n’a manqué d’hommes disposés à servir. Ils étaient fournis à la fois par les conscrits qu’un bon numéro dispensait du service et par les anciens soldats qui après un congé voulaient rester au corps. Ceux-ci mêmes étaient les plus nombreux, car partout L’habitude fortifie l’attachement, et chez eux la vocation militaire était devenue définitive. Grâce au remplacement, l’armée a compté jusqu’à 200,000 vieux soldats. S’il était rétabli, les conscrits désireux de trouver des remplaçons seraient plus nombreux encore que dans le passé. L’accroissement de la richesse et un incontestable affaissement de l’esprit militaire dans la nation ne permettent pas de croire que leur nombre fût inférieur à 40,000 hommes.